La mutinerie du cuirassé Potemkine

samedi 28 janvier 2023.
 

Du 27 juin au 8 juillet 1905, la ville d’Odessa, sur les rives de la Mer Noire, connaît une grève générale et une mobilisation populaire bien plus puissante encore que le 14 juillet 1789 par exemple. Mais nous sommes en Russie, l’armée tire, massacre, extermine à la mitrailleuse à chaque coin de rue. Le drapeau rouge de l’immense cuirassé Potemkine renversera-t-il la situation ?

http://www.youtube.com/watch?v=Wtau...

1) La Russie des années 1881-1904

L’immense pays sort du Moyen Age.

Les paysans ont été émancipés du servage en 1861 mais leurs conditions de vie restent misérables.

La révolution industrielle se développe, en retard (150 ans après l’Angleterre, 60 ans après la France) mais très rapidement et de façon très concentrée ; dans toutes les villes poussent comme des champignons des usines et des baraquements ouvriers de banlieue.

Le Tsar laisse le pouvoir politique réel à une junte de réactionnaires (comme le ministre de l’intérieur Vyacheslav Plehve) qui estime préférable de garder le peuple sous le joug d’un travail harassant et en mauvaise santé.

De 1881 à 1904, toutes les provinces vivent en permanence sous un régime de répression policière incarnée par l’Okhrana (police secrète).

La Russie tsariste de Nicolas 2 : un état autocratique à caractéristiques pré-fascistes

Les années 1901-1903 sont marquées aussi par un contexte international de crise économique entraînant de nombreuses faillites et de nombreux licenciements. Dans le même temps, les campagnes souffrent de récoltes tellement mauvaises et d’une telle misère que 670 révoltes paysannes éclatent entre 1900 et 1904.

2) Le cuirassé Potemkine

La Russie cherche à s’imposer comme grande puissance en Europe et en Asie. Aussi, elle constitue une armée et une marine puissante.

Le cuirassé Potemkine surclasse tous les autres navires de guerre russes en portée ( des obus explosifs de 350 kg à 20 km) et en puissance de feu ( environ 50 tonnes d’explosifs en une heure). Il a fière allure avec :

• ses deux tourelles blindées ( 30,5 cm) mobiles à deux canons de 305 chacune sur l’avant et l’arrière

• ses seize canons de 152, ses vingt huit autres pièces d’artillerie et ses tubes lance-torpilles

• son blindage de la ceinture de 18 à 23 cm

• ses 113 mètres de long et 21,75 de large

• son équipage de 710 marins et officiers expérimentés

Les chefs de l’escadre de la Mer Noire considèrent le Potemkine comme peu touché par la propagande social-démocrate ; c’est pourquoi il est sorti en manœuvre pour des exercices de tir malgré le contexte social, avec par exemple 24000 roubles dans le coffre-fort. .

Mis en service depuis deux ans seulement, il se présente comme la vitrine de la flotte russe, peinture neuve et armatures luisantes comme du chrome.

3) La tuerie du Palais d’Hiver en janvier 1905

Pour contrer l’influence du parti social-démocrate, le régime tsariste laisse s’organiser des associations légales dirigées en particulier par le pope (curé orthodoxe) Gapone, agent de l’Okhrana. C’est par cette voie légale que les 12000 ouvriers de l’usine Poutilov de Saint Pétersbourg avancent quelques revendications très modérées. La direction refuse et licencie tous les meneurs.

Le 22 janvier , une immense procession se forme, précédée par le pope Gapone et par d’innombrables icônes religieuses et portraits du tsar ; son but consiste à apporter une pétition à l’empereur, en qui les gens font confiance. L’armée tire dans le tas : plus de mille morts et des milliers de bléssés. Toute la journée, l’armée tire sur les places et surtout dans les quartiers ouvriers de la capitale.

Dimanche sanglant de Saint Petersbourg le 22 janvier 1905

Les matamores du gouvernement croient avoir définitivement écrasé la mobilisation ; en fait, ce jour-là, le peuple a perdu sa vénération religieuse pour le tsar. Le 22 janvier, il défilait derrière des icônes et un pope ; en juin, le contexte devenant insurrectionnel, il va se reconnaître dans les militants et dirigeants du Parti Ouvrier Social Démocrate.

4) La grève générale de la fin juin 1905 à Odessa dans le Sud de la Russie.

A Odessa, port d’attache du Potemkine, la première grève éclate le 12 juin 1905 parmi les salariés de la marine fluviale puis ceux du jute. C’est ensuite le tour des ouvriers boulangers contre les salaires trop bas, contre la semaine de 7 jours, contre l’obligation de dormir sur le lieu de travail. Suivent dans la grève les cordonniers, les tailleurs, les imprimeurs et les bouchers. La Varshavianka (Varsovienne) devient l’hymne de chaque maison. Le 25 juin, cessent en même temps le travail les cheminots, les ouvriers du fer et ceux du coton.

Le lundi 26 juin, 500 travailleurs se rassemblent à Peresyp . Les discours n’ont pas encore commencé que policiers à cheval et cosaques chargent et sabrent. Au lieu de fuir, des femmes avancent pour relever les hommes à terre puis se mettent à jeter des pierres sur les cavaliers peu à peu isolés, encerclés par un attroupement de plus en plus nombreux. Des cosaques hésitent , se replient, s’éparpillent. Des barricades s’élèvent ; tout Peresyp se soulève. « C’était la première fois que j’assistais à une scène de solidarité d’une telle envergure » (récit d’un témoin plutôt favorable au pouvoir). L’appel à la grève générale est lancé sur tout Odessa et ses environs pour le 27 juin.

Pour contrecarrer cet appel à la grève générale, le gouverneur militaire décrète la loi martiale, poste la troupe dans les bâtiments publics, fait circuler de fortes patrouilles par les rues dès la nuit du 26 au 27. Les ordres sont tels que dès le matin les officiers font tirer sur les ouvriers devant le bâtiment du service des eaux puis des coups de feu retentissent sans cesse de tous côtés. Pourtant, une marée humaine converge en groupes réduits et épars vers le centre. En de nombreux endroits, cosaques et policiers à cheval réussissent à faire rebrousser chemin aux marcheurs ; des morts commencent à tomber ; peu à peu la foule montée des faubourgs s’arme de gourdins et de pierres. Des combats éclatent , des barricades se dressent. La foule n’a pas de but, pas d’ordre mais elle avance inexorablement malgré les rafales isolées des militaires. En fin d’après-midi, toutes les artères du centre sont gorgées d’une marée humaine qui ne sait plus quoi faire : des centaines d’entre eux sont morts pour arriver là mais sans arme, face à une armée puissante, la seule solution c’est de revenir dans ses quartiers. Frustré et désespéré, le peuple d’Odessa admet ne pouvoir aller plus loin et chacun prend le chemin de sa maison.

C’est alors qu’apparaît le plus puissant bateau de la marine impériale avec ses tourelles doubles de 305 et ses seize canons de 152 mm : le cuirassé Potemkine. Qu’arbore ce mastodonte effrayant ? non pas la croix de Saint André mais le drapeau rouge.

5) La mutinerie du Potemkine

Que s’est-il passé sur le Potemkine en ce 27 juin ? Aussi incroyable que cela puisse paraître pour un jour de grève générale, les carcasses de viande exposées sur le pont pour préparer le repas sont couvertes d’asticots. A midi, les marins refusent de manger leur bortsch.

A treize heures, le commandant du bateau ordonne aux tambours de battre le rappel ; les 670 hommes d’équipage doivent s’aligner sur le pont arrière. Sur ce vaisseau peint à neuf, astiqué comme pour une visite du tsar, sous un soleil magnifique, avec ces marins dociles, en uniforme d’été (pantalon blanc, vareuse blanche alignés au millimètre, tricot rayé blanc et bleu, bonnet aux longs rubans), rien ne présage l’explosion.

-  « Que ceux qui veulent bien manger le bortsch avancent de deux pas » lance le commandant Golikov.

Après hésitation, seuls quelques gradés et vétérans sortent des rangs.

-  « Maître d’équipage, appelez la garde... et faites amener une bâche » s’insurge le commandant en second Giliarovski.

Les marins chevronnés informent leurs camarades : la bâche va servir à couvrir les prochains fusillés par le peloton d’exécution de la garde. Et le martèlement des pas cadencés du peloton monte déjà vers le pont ; le fort groupe de la garde précédé de huit caporaux porte effectivement la grande bâche.

Giliarovski demande à nouveau que ceux qui veulent manger le bortsch sortent des rangs. Une cinquantaine seulement s’y résout.

-  « Ainsi c’est une mutinerie ! Capitaine d’armes, emparez-vous des meneurs ! » hurle l’officier qui a toujours méprisé ces sales moujiks.

Une dizaine de marins sont arrêtés et groupés près du bastingage.

Giliarovski lance « Jetez une bâche sur eux ! » puis s’adresse à l’aspirant Liventrov, peut-être pour qu’il transmette l’ordre au chef du peloton de faire feu. Des marins comprennent que leur vie est en jeu ; ils quittent le rang, appelant à s’emparer des armes.

Giliarovski commande au peloton de tirer ; comme ces soldats d’élite hésitent, il les rejoint et s’empare d’une arme. C’est alors que le matelot Vakulinchuk tire un coup de feu en l’air au-dessus du commandant en second.

Giliarovski n’a pas la même retenue : il abat Vakulinchuk. Mais quand il tourne son arme vers le dirigeant du parti social-démocrate sur le bateau, nommé Matuschenko, ce dernier s’avère le plus rapide et Giliarovski s’écroule. En peu de temps, le navire tombe aux mains des marins.

Les officiers du torpilleur accompagnant le Potemkine décident de diriger leur vaisseau de guerre à toute vapeur vers le reste de la marine impériale. Un pièce de 47 millimètres du Potemkine ouvre le feu puis une plus puissante de 76. Les officiers ne persévèrent plus. C’est ainsi que le torpilleur N 267 rejoint le Potemkine dans la Flotte Russe Libre.

6) Le cuirassé au drapeau rouge

Une fois le Potemkine entre leurs mains, que vont faire les marins ?

Matushenko, excellent orateur, se lance dans le premier des nombreux discours qui vont ponctuer l’odyssée du cuirassé rouge :

« La Russie tout entière attend l’heure du grand printemps où les fleurs de la liberté et de l’égalité vont enfin fleurir ! Le grand jour est proche. Et c’est de votre bâtiment qu’est partie cette Révolution ! Bientôt les autres unités de la Mer Noire se joindront à nous, bientôt nous opérerons la jonction avec nos frères de la côte, ouvriers et paysans ! Dans tous les pays, des révoltes éclatent... Nous possédons la plus puissante unité de la Flotte, avec les canons les plus gros. Le Potemkine peut se battre contre des armées entières et avoir raison d’elles... Mais nous devons nous organiser. Aussi, nous devons constituer un Comité du Peuple ».

Quel rôle pour ce Comité du peuple ?

• Instaurer et faire appliquer un nouveau règlement interne de discipline,

• Décider des actions à entreprendre contre le tsarisme

• Prendre la responsabilité des rapports à entretenir avec celui-ci et avec les organisations révolutionnaires.

Les Trente membres du Comité sont rapidement choisis et se réunissent immédiatement dans les appartements de l’amiral. Tous sont conscients d’une part d’avoir franchi un point de non-retour , d’autre part de leur situation difficile : ils ont besoin de combustible comme de ravitaillement ; ils peuvent être attaqués d’un moment à l’autre...

Première décision : cap sur Odessa pour se placer aux côtés de la grève générale.

Deuxième décision : le lieutenant de vaisseau Alexeev devient le commandant de bord sous la responsabilité du Comité populaire.

Vers vingt deux heures en ce soir du 27 juin, le Potemkine jette l’ancre dans l’immense baie d’Odessa.

7) Le monde des Importants de la planète prend peur

Dans la nuit, les marins du Potemkine débarquent sur le quai du port le cadavre du marin tué par Giliarovski avec ce texte accroché à sa vareuse : « Devant vous repose le corps du marin Gregori Vakutinshuk, sauvagement abattu par le commandant en second du cuirassé Potemkine, parce qu’il s’était plaint de la mauvaise qualité du bortsch. Signons-nous en disant « Paix à ses cendres ». Vengeons-nous sur ses oppresseurs. Mort aux tyrans ! Vive la liberté ! »

Généraux, nobles, capitalistes, consuls et journalistes étrangers ... transmettent à Moscou et au monde entier leur surprise devant la mutinerie et l’impression de puissance dégagée par la grève générale.

C’est ce qu’exprime le télégramme envoyé par le consul général anglais : « Arrivée du cuirassé Potemkine. Equipage mutiné, un officier ayant tiré sur un marin... Le bâtiment s’approvisionne en charbon et en vivres, tout achat est payé rubis sur ongle. Le bruit court que le reste de la Flotte également s’est mutiné et fait route vers Odessa ... De sources diverses il nous parvient que les paysans sont en train de se soulever. Dans tous les villages sans exception, les agents du parti révolutionnaire appellent à la violence... »

Le correspondant du Times câble : « On ne se contente pas de parler de la Révolution comme d’une éventualité, mais comme d’une affaire en cours... »

Le Tsar Nicolas II proclame l’état de guerre pour « mettre un terme aux désordres d’Odessa et des localités voisines ».

Pourtant, en ce 28 juin, la grève générale, non seulement continue mais se généralise à Odessa ; d’après les informations dont nous disposons, environ les trois quarts de cette ville de 500 000 habitants participe à la mobilisation ; toute activité professionnelle est arrêtée, même les commerces et les administrations.

8) Le massacre de l’escalier monumental

Les évènements du 28 juin sont remarquablement traités dans le film d’Eisenstein, mêlant la réalité vérifiable :

• La file interminable de tous ceux qui veulent se recueillir devant la dépouille du marin

• Les dizaines de milliers de grévistes et badauds qui se rassemblent sur le quai dans une ambiance de fête populaire, les orateurs improvisés, l’émotion...

• Les centaines de petits bateaux qui rendent visite au Potemkine, mouillé à environ 7 kilomètres du quai.

• Les familles groupées sur l’escalier Richelieu pour mieux voir le cuirassé

et des scènes qui rendent compte de la réalité (une gigantesque tuerie d’innocents par les soldats) sans que nous disposions d’informations aussi précises sur le déroulement des faits

• Soudain, des lignes de cosaques, fusil chargé, apparaissent en haut de l’escalier monumental (240 marches, 25 mètres de large).

• Ils descendent comme à la parade, tirant dans le tas tous les trois pas. Dans un premier temps, la foule ne s’enfuit pas, affronte les cosaques en lançant des pierres. Puis, c’est l’hécatombe imparable, implacable, inexorable, les corps offrant un tapis multicolore aux robots blancs du tsar. Enfants, vieillards, grévistes, étudiants... tombent. Une mère voit son garçonnet perdre la vie ; perdue, horrifiée, n’ayant plus rien à perdre, elle fait face ; face aux cosaques du Don qui descendent en fusillant, elle remonte l’escalier avant d’être abattue à bout portant. Une autre mère touchée essaie de retenir la poussette de son bébé tant qu’il lui reste un souffle de vie laissant alors le fragile véhicule dévaler l’escalier.

Ceux qui fuient sont cueillis par une sotnia de cosaques à cheval qui sabre sans aucun état d’âme.

Quelques minutes plus tard, les pelotons descendant les marches arrivent au bas de l’escalier. De concert avec les cavaliers ils continuent à tuer comme à la parade, balayant les quais de leurs salves systématiques.

9) Les soldats du tsar tuent toujours, tuerie après tuerie

La tuerie va continuer toute la nuit et se poursuivre jusque dans la matinée. L’armée a ceinturé le quartier du port pour ne laisser échapper personne. " De temps en temps, des groupes tentaient une sortie en masse par l’une des pentes qui descendent hors du port, et alors la fusillade redoublait et les décimait en nombre. Il faisait jour qu’on entendait encore le feu nourri des salves" ( témoignage du consul britannique).

Le crépitement régulier des mitrailleurs et les roulements continuels des fusiliers, les brasiers et les cris vont scander chaque minute, rythmer toute la nuit de cette pauvre ville d’Odessa qui voit mourir 6000 à 15000 de ses enfants. Personne n’en fera jamais le décompte. Les bataillons en formation déciment les survivants à la sortie des bâtiments en flammes. Des barricades répondent aux fusillades, des pillages répondent aux massacres.

Des cosaques aux visages et aux uniformes noircis traquent dans chaque ruine les survivants, les rôdeurs, les parents à la recherche d’un enfant...

" A l’aube, un bon quart de la cité flambait toujours" écrit le correspondant du Daily Mail. "Parmi les cadavres que des charrettes emportèrent pendant des jours et même des semaines après l’évènement, il y avait beaucoup d’innocents, de curieux, d’infortunés dont le seul tort fut de tenter de fuir l’holocauste" (Richard Hough).

La profondeur du ressentiment du peuple russe se mesure à deux faits :

* malgré une répression aussi horrible des milliers de manifestants resteront toute la nuit autour du cadavre de Vakulinchuk pour qu’il ne tombe pas entre les mains de la police ou des cosaques.

* après une telle tuerie, lorsque les familles rentrent chez elle, un espoir demeure, le Potemkine va nous venger et nous repartirons à l’offensive.

10) Que peut faire le Potemkine ?

* Débarquer des marins pour affronter les cosaques et soldats ? Il dispose de 700 hommes alors que le gouverneur militaire en aligne 10000 et que de nouveaux régiments sont envoyés par le tsar dont un armé de mortiers et d’artillerie de campagne.

* Prendre le risque de dégarnir ses forces sur mer alors que l’escadre russe de la Mer Noire va arriver d’un moment à l’autre pour l’arraisonner ? Face aux 6 cuirassés et autres bâtiments de cette armada, le Potemkine aura besoin de tout son équipage pour manoeuvrer et se défendre.

* Tirer avec son artillerie sur quelques points névralgiques d’Odessa ? Comment éviter de tuer en même temps des innocents dans cette ville de 500000 habitants.

Pourtant, la pire des attitudes pour les mutins du Potemkine serait de ne rien faire.

Le Comité du peuple décide avec l’accord enthousiaste des marins de demander au gouverneur militaire une trêve pour enterrer Vakulinchuk dont le corps est en train de se décomposer sur le quai du port.

11) L’enterrement de Vakulinchuk

Matuschenko, leader bolchévik du Potemkine ne manque pas de courage. Il rencontre lui-même un officier supérieur et obtient l’accord pour l’enterrement de Vakulinchuk le 29 juin à 14 heures.

Une trêve est conclue, l’armée n’interviendra pas ; cependant les marins ne doivent pas être plus de douze et non armés.

Que découvrent les marins en prenant pied sur le port ? " des cadavres gisaient partout dans les ruisseaux, sur les trottoirs et les chemins, à l’endroit même où ils avaient été abattus dans la nuit".

La nouvelle de cette trêve pour les funérailles se répand vite dans la ville.

Laissons le récit à Matuschenko : " Je ne vis jamais rien de plus solennel que l’enterrement de notre cher camarade, ni plus de vraies larmes que celles versées sur son corps. Quand nous quittâmes le vaisseau et descendîmes à terre près de la dépouille de Vakulinchuk, le quai était aussi noir de monde que la veille. Immédiatement, plusieurs hommes soulevèrent le cercueil et la longue procession se mit en marche à travers la cité, vers le cimetière".

" Tout le long de la rue Préobrajenski, des gens de toutes les classes de la société s’étaient massés. Un nombre plus grand encore se tenait aux balcons, jetant des fleurs et se joignant à la foule aux cris de " Vive le Potemkine" (RH).

Le Times écrit " Ce fut l’occasion d’une grande manifestation populaire" derrière le cercueil couvert d’un amoncellement de couronnes.

A dix-sept heures trente, la bière est en terre et le cortège repart en désordre.

C’est alors que l’hécatombe recommence. Sans raison et sans avertissement d’après tous les témoins comme d’après tous les historiens postérieurs, les participants aux funérailles, sans arme ni même bâton, tombent dans une embuscade. Des civils tombent à nouveau. De plus, dix marins sont arrêtés, contrairement aux accords passés.

Les matelots du Potemkine décident de tirer au canon sur le théâtre où les officiers sont réunis.

Les deux premiers coups passent à côté de l’objectif. Est-ce dû à la mauvaise volonté de l’officier commandant le tir ? Peut-être. En tout cas, ces deux tirs ont suffi pour que les dix marins soient relâchés. Même si les deux obus n’ont fait aucune victime, Matuschenko ordonne de cesser le feu pour ne pas endommager plus une ville qui a déjà beaucoup souffert.

12) Le Potemkine face à la flotte de la Mer Noire

Au 30 juin au matin, l’équipage du cuirassé est exténué.

Depuis trois jours et trois nuits, les alertes n’ont pas manqué lorsque des navires approchaient d’Odessa ( le Viekha, le Pruth).

Depuis trois jours et trois nuits, les débats sur les décisions à prendre n’ont pas manqué occasionnant d’innombrables réunions d’Assemblées générales, de Comité du Peuple et de sous-comités.

Depuis trois jours et trois nuits, ils vivent tous dans un tel état de tension que l’enthousiasme est retombé ; les tueries de civils par l’armée ont ancré dans le coeur des marins plus de rancoeur et d’angoisse que d’espérance.

C’est alors, à l’aube du 30 juin que l’escadre de la Mer Noire apparaît à l’horizon avec un ordre : reprendre possession du Potemkine, de ses 4 canons de 305 et 16 de 152.

Il y a là trois cuirassés :

* le Gueorgui Pobiedonotsev portant 6 canons de 305, 7 de 152, 8 de 75 et 7 torpilles.

* le Tria Sviatitelia avec ses 4 canons de 305, 8 de 152, 4 de 120, 10 de 47 et 6 torpilles

* le Dvienadsat Apostolof ( Douze-Apôtres) armé de 4 canons de 305, 4 de 152, 12 de 47 et 5 torpilles.

Le contre-amiral Vishnevetski dispose aussi du croiseur Kazarski et de quatre torpilleurs.

Le Potemkine retrouve immédiatement une intense activité, des machinistes aux canonniers.

Matuschenko ordonne de lever l’ancre et de marcher droit sur l’escadre avec pour signal, tout en haut de la vergue, ce message décidé par le Comité du Peuple " Rendez-vous ou nous faisons feu".

Arrivés à bonne distance, l’amiral et ses cuirassés découvrent ce message. Du Potemkine, l’escadre paraît opérer une manoeuvre pour engager le combat.

En fait, devant la détermination et l’allure du Potemkine, le contre-amiral a décidé de faire demi-tour, attendre du renfort et l’arrivée de son supérieur.

13) Le Potemkine face à presque toute la flotte du Tsar

A 12h 30, toute la flotte réunie des cuirassés russes ( 5 sur 6), renforcée d’autres vaisseaux, repart vers Odessa sous les ordres du commandant en chef de la flotte, le vice-amiral Krieger. Consigne : " Le Tzar en personne ordonne que nous éliminions le Potemkine, cette tâche honteuse sur l’honneur de nos forces combattantes. Aucun échec ne sera toléré".

La flotte avance avec pour navire amiral le cuirassé Rotislav : 4 canons de 280, 8 de 152, 12 de 47, 6 torpilles.

Les cuirassés sont disposés sur deux colonnes de front entourant au centre le croiseur Kazarski et des torpilleurs ; d’autres torpilleurs ferment la marche.

Le Potemkine a repris la direction de la haute mer, droit face à la flotte, un immense drapeau rouge au vent et toujours le même signal " Rendez-vous ou nous faisons feu".

" La Flotte avançait sur nous inexorablement, sur l’eau calme et bleue. C’était une vision terrible". A longue distance, les vingt canons de 305 et quatre de 280 de la Flotte peuvent pulvériser les 4 du Potemkine.

Premier message de l’amiral Krieger : " Hommes de la Flotte de la Mer Noire, je suis épouvanté de votre conduite. Rendez-vous immédiatement".

Réponse du Potemkine : " L’Escadre doit mettre en panne tout de suite et le commandant en chef se rendre à bord du Potemkine pour convenir des conditions de la capitulation. Nous garantissons sa sécurité".

Nouveau message de Krieger : " Vous ne savez pas ce que vous faites. Rendez-vous immédiatement. Ce n’est qu’en capitulant sans délai que vous aurez la vie sauve".

Réponse encore plus sèche du Potemkine.

Le cuirassé mutin se rapproche ainsi de la flotte russe. Matushenko choisit de garder le cap droit au centre de l’escadre, entre les deux colonnes de cuirassés. La tourelle avant reste pointée sur la colonne de tribord, la tourelle arrière sur la colonne de babord. Ne pas tirer sans son ordre.

5000 mètres, 4500, 4000, 3000, 2500...

14) L’apothéose du Potemkine

Le croiseur Kazarski placé au centre du dispositif de Krieger est obligé de déboîter pour éviter une collision avec le Potemkine qui avance sans varier vers le coeur de l’escadre.

A présent, le Potemkine s’engage entre les deux colonnes de cuirassés. Une de ses pièces de 152 pivote sur son axe et se braque à bout portant sur le vice-amiral, son chef d’état-major et autres officiers qui gesticulent sur la passerelle du Rotislav ; ceux-ci disparaissent précipitamment.

Le vaisseau mutin continue ainsi sa route, dans un silence pesant, atteignant à présent la fin de colonne de la flotte.

C’est alors, soudain, que l’équipage du Gueorgui Pobiedonotsev sort sur le pont et le gaillard d’arrière agitant les bonnets de marine et hurlant " Vive le Potemkine".

" C’était là le moment que nous avions tant attendu. C’était le vrai début de la Révolution. Ces exclamations étaient l’expression spontanée de la solidarité de travailleurs qui savaient que la tyrannie touchait à sa fin".

Le Potemkine fait immédiatement demi-tour pour revenir face à l’escadre.

Le vice-amiral Krieger décide aussi de faire faire un 180° à ses unités et de revenir directement au combat. Mais les canonniers abandonnent tous leurs pièces ( sauf sur le Rotislav où ils ont pourtant décidé de ne pas tirer quoiqu’il advienne). Les équipages de tous les bâtiments sortent sur les ponts pour acclamer ceux qui avaient eu le courage de relever la tête.

C’est alors l’apothéose du Potemkine ; il passe comme à la parade, avec son étendard rouge, entre deux colonnes de vaisseaux où des milliers de marins sur trois à quatre rangs l’acclament à n’en plus finir.

15) Que veut le cuirassé Gueorgui Pobiedonotsev ? Attaquer ou aider le Potemkine ?

Au moment où le Potemkine atteignait la fin de colonne de l’escadre, le puissant vaisseau de 10000 tonnes Gueorgui Pobiedonotsev se fit à nouveau remarquer, comme s’il était devenu immaîtrisable : il commença par décrire un cercle complet à toute allure, puis parut foncer droit sur le Potemkine comme s’il voulait l’éperonner.

Durant près d’une demi-heure, le comportement de ce navire resta étrange. Vint enfin l’explication par signaux lumineux " ça va mal. L’opinion est divisée. Nous ne pouvons venir à bout de la situation tout seuls. Envoyez de l’aide immédiatement".

Matushenko, Kirill et un groupe de marins partent sur le Gueorgui Pobiedonotsev. Quand ils montent sur le pont, ils constatent une situation de chaos total entre insurgés et loyalistes. Une heure plus tard, les officiers font leurs valises pour quitter le navire. Seul le lieutenant de vaisseau Grigorkov a préféré se suicider qu’abandonner son vaisseau sans un coup de feu.

Les deux grands cuirassés escortés de petits navires continuent alors leur route vers Odessa. Les leaders des mutins sont très confiants " Notre cauchemar, notre hantise de l’échec étaient dissipés par une foi sans limite en la victoire sur les apôtres de l’ombre et de la violence. Nous avions notre propre escadre révolutionnaire à nous !... Demain, nous prendrions Odessa, nous y établirions un gouvernement libre, les soldats libres se joindraient à nous, nous formerions l’Armée du peuple et marcherions sur Kiev, sur Kharkov et sur les autres villes ralliant les masses paysannes des villages... Puis, en route vers Moscou et Saint Pétersbourg !" (marin de la Flotte libre Kirill)

16) Affolement des autorités tsaristes puis retournement de situation

Lorsque le général Kokhanov, gouverneur militaire et boucher d’Odessa, voit revenir les deux cuirassés, il croit que le Potemkine s’est rendu . Quelques heures plus tard, il sait que les deux mastodontes arborent un étendard rouge.

Dans le même temps, l’escadre est revenue à Sébastopol. Elle a encore fière allure sur le papier avec cinq cuirassés. Mais le Catherine II est tellement truffé de sociaux-démocrates qu’il n’a même pas été aligné face au Potemkine. Les équipages du Tria Sviatitelia et du Dvienadsat Apostolof attendent la première occasion pour rejoindre la Flotte révolutionnaire. Le grand amiral Tchoukine, arrivé spécialement de Saint Pétersbourg, prend la décision d’envoyer tout le monde en permission, laissant provisoirement la Mer Noire ouverte au Potemkine.

Seul un navire comprenant seulement des officiers part à la poursuite du Potemkine pour tenter de l’envoyer au fond par des torpilles.

Par mesure de précaution, les navires de la Royal Navy quittent le secteur.

Dans la nuit, des soldats de différentes unités d’Odessa, ont aidé Matushenko à reconnaître les positions de tir. Tout est prêt. Mais une mauvaise nouvelle modifie la situation : les loyalistes et officiers mariniers du Gueorgui Pobiedonotsev ont travaillé toute la nuit à modifier l’attitude d’une majorité de marins. Les mutins sont isolés en pleine nuit ; ils seront plus tard exécutés. Au matin, ce cuirassé quitte le mouillage pour rejoindre l’escadre. Le Potemkine menaçant de faire feu, le Gueorgui Pobiedonotsev part droit vers la côte et s’échoue dans la boue.

L’équipage du Potemkine, isolé, décide alors de rejoindre la Roumanie. A peine a-t-il quitté Odessa, qu’un nouveau navire mutin se présente pour le rallier : le Pruth. Mais le Potemkine est déjà loin. D’autres navires de la Mer Noire vont connaître des révoltes dans les jours suivants.

A cours de charbon et de ravitaillement, les mutins du Potemkine se rendent effectivement aux autorités roumaines le 8 juillet 1905 avec leur vaisseau.

L’essentiel de l’équipage reviendra en Russie après la Révolution de février 1917.

Bibliographie

* La mutinerie du cuirassé Potemkine : Richard Hough

* Le cuirassé Potemkine ( film d’Eisenstein)

* Archives publiées de la flotte russe

* Textes divers sur Internet

Pour écouter Potemkine de Jean Ferrat, cliquer sur l’adresse portée en source


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