Engels et la nation occitane du Moyen Age

samedi 23 mai 2020.
 

- A) Texte de Friedrich Engels
- A1) Complément de Léon Trotsky
- B) Trois points à développer (Jacques Serieys)
- C) Trois points à critiquer... approfondir (Jacques Serieys)

A) Texte de Friedrich Engels

Au Moyen-Âge, la nationalité du Sud de la France n’était pas plus proche de celle de la France du Nord, que la nationalité polonaise ne l’est actuellement de la nationalité russe.

La nationalité du Sud de la France, la nation provençale, avait au Moyen-Âge non seulement un « précieux développement », mais elle était même à la tête du développement européen. Elle fut la première, de toutes les nations modernes, à avoir une langue littéraire. Son art poétique servait à tous les peuples romans, et même aux Allemands et aux Anglais, de modèle alors inégalé. Dans le perfectionnement de la civilisation courtoise féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français du Nord et les Normands d’Angleterre ; dans l’industrie et le commerce, elle ne cédait en rien aux Italiens. Ce n’est pas seulement « une phase de la vie du Moyen-Âge... qui avait connu grâce à elle » un grand éclat : elle offrait même, au cœur du Moyen-Âge, un reflet de l’ancienne civilisation hellène.

La nation du Sud de la France n’avait donc pas « acquis » de grands, mais d’infinis « mérites envers la famille des peuples d’Europe ». Pourtant, comme la Pologne, elle fut partagée entre la France du Nord et l’Angleterre, et plus tard entièrement assujettie par les Français du Nord. Depuis la guerre des Albigeois jusqu’à Louis XI, les Français du Nord, qui, dans le domaine de la culture, étaient aussi en retard sur leurs voisins du Sud que les Russes sur les Polonais, menèrent des guerres d’asservissement ininterrompues contre les Français du Sud, et finirent par soumettre tout le pays. La république aristocratique du Midi de la France » (cette dénomination est tout à fait juste pour sa période d’apogée) a été empêchée par le despotisme de Louis XI d’accomplir sa propre suppression intérieure, qui, grâce au développement de la bourgeoisie des villes, aurait été au moins autant possible que l’abolition de la république aristocratique polonaise par la constitution de 1791.

Des siècles durant, les Français du Sud luttèrent contre leurs oppresseurs. Mais le développement historique était inexorable. Après une lutte de trois cents ans, leur belle langue était ramenée au rang de patois, et ils étaient eux-mêmes devenus des Français. Le despotisme de la France du Nord sur la France du Sud dura trois cents ans, et c’est alors seulement que les Français du Nord ‘réparèrent’ les torts causés par l’oppression en anéantissant les derniers restes de l’indépendance médiévale.

La Constituante mit en pièces les provinces indépendantes ; le poing de fer de la Convention fit pour la première fois des habitants de la France du Sud des Français et, pour les dédommager de la perte de leur nationalité, elle leur donna la démocratie. Mais ce que le citoyen Ruge dit de la Pologne s’applique mot pour mot à la France du Sud pendant les trois cents ans d’oppression : "Le despotisme de la Russie n’a pas libéré les Polonais ; la destruction de la noblesse polonaise et le bannissement de tant de familles nobles de Pologne, tout cela n’a fondé en Russie aucune démocratie, aucun humanisme". Et pourtant, on n’a jamais traité l’oppression de la France du Sud par les Français du Nord "d’ignominieuse injustice". Comment cela se fait-il, citoyen Ruge ? Ou bien l’oppression de la France du Sud est une ignominieuse injustice ou bien l’oppression de la Pologne n’est pas une ignominieuse injustice. Que le citoyen Ruge choisisse.

Mais alors, où réside la différence entre les Polonais et les Français du Sud ? Pourquoi la France du Sud fut-elle prise en remorque par les Français du Nord comme un poids mort, jusqu’à son total anéantissement, tandis que la Pologne a toute perspective de se trouver très bientôt à la tête de tous les peuples slaves ?

Le Sud de la France est devenu, du fait de conditions sociales que nous ne pouvons expliquer plus amplement ici, la partie réactionnaire de la France. Son opposition contre la France du Nord se transforma bientôt en opposition contre les classes progressistes de toute la France. Il fut le soutien principal du féodalisme et il est resté jusqu’à maintenant la force de la contre-révolution en France.

Friedrich Engels le 3 septembre 1848 (Neue Rheinische Zeitung, Discussions sur la Pologne)

A1) Complément de Léon Trotsky

« Un mélange de races multiples a mis son heureuse empreinte sur le génie de cette région qui, au Moyen-Age déjà, était le berceau des hérésies et de la libre pensée. »

B) Quatre points à approfondir (Jacques Serieys)

1) France du Sud et France du Nord

Le texte d’Engels commence par une phrase distinguant au Moyen Age deux nationalités, celles du Sud et du Nord de la France « Au Moyen-Âge, la nationalité du Sud de la France n’était pas plus proche de celle de la France du Nord, que la nationalité polonaise ne l’est actuellement de la nationalité russe. »

Cette affirmation est exacte sur tous les sujets :

- l’importance de la circulation monétaire, de la production et des villes dans le Sud de la France stipulent nécessairement une réalité économique fort différente du Nord

- la langue occitane est encore, au 21ème siècle, nettement plus proche du catalan ou même du castillan et de l’italien que du français

2) Sur les concepts de nationalité et nation

L’emploi par Engels du terme de nationalité pour désigner le Midi occitan des 12ème et 13ème siècles correspond à l’usage qu’en font les autres théoriciens socialistes (Marx, Kautsky, Renner, Bauer...) et qui repose particulièrement sur une communauté de langue, cette communauté de langue s’expliquant par une histoire (y compris économique) ayant globalement unifié les parlers. Le concept de nationalité par Engels est employé pour la période du Moyen Age, succédant à celui de peuple (pour l’Antiquité) et précédant celui d’Etats nationaux à partir du 15ème siècle.

Dans ce texte Engels emploie surtout le terme de nation pour caractériser le Midi occitan. Il s’agit d’un emploi fondamentalement différent de celui employé dans le mouvement communiste "officiel" à l’époque de Staline où son texte "La question nationale et la social-démocratie" faisait oeuvre d’évangile communiste et limitait l’existence de nations à « l’époque du capitalisme ascendant »

Marx emploie aussi ce concept de nation à propos du Midi occitan du Moyen Age dans La Gazette rhénane.

3) Une civilisation occitane « à la tête du développement européen » ?

« La nationalité du Sud de la France, la nation provençale, avait au Moyen-Âge non seulement un « précieux développement », mais elle était même à la tête du développement européen » écrit Engels, indiquant quatre arguments en faveur de cette affirmation :

- > « Elle fut la première, de toutes les nations modernes, à avoir une langue littéraire »

- > Son art poétique servait à tous les peuples romans, et même aux Allemands et aux Anglais, de modèle alors inégalé

- > Dans le perfectionnement de la civilisation courtoise féodale, elle rivalisait avec les Castillans, les Français du Nord et les Normands d’Angleterre

- > dans l’industrie et le commerce, elle ne cédait en rien aux Italiens

A ces quatre points Friedrich Engels ajoute un jugement de valeur Ce n’est pas seulement « une phase de la vie du Moyen-Âge... qui avait connu grâce à elle » un grand éclat : elle offrait même, au cœur du Moyen-Âge, un reflet de l’ancienne civilisation hellène... La nation du Sud de la France... avait donc d’infinis « mérites envers la famille des peuples d’Europe ».

Chacune de ces affirmations justifie l’écriture d’un article spécifique que nous essaierons de mettre en ligne d’ici peu.

4) Une "république aristocratique du midi de la France" ?

Engels emploie ces termes pour nommer la nationalité occitane du Moyen Age. C’est assez bien trouvé mais creux tant que l’on n’a pas précisé ses caractéristiques.

En fait, un mode de production différent de la féodalité se dessinait dans le Midi occitan, mode de production et superstructures politiques également différentes de la transition pré-capitaliste. Je considère ce Languedoc comme un exemple d’embryon de mode de production cassé par le développement historique réel.

Sur la base de ma connaissance partielle de la réalité de l’époque, la chevalerie occitane (qui a joué un très grand rôle dans la société, dans le catharisme, dans la guerre contre les armées croisées et contre celles du royaume de France) m’apparaît plus comme une forme d’évolution de la paysannerie propriétaire de droit romain que comme une strate féodale...

C) Deux points à critiquer... approfondir (Jacques Serieys)

5) Trois siècles de guerres ininterrompues pour asservir le Sud à Paris ?

Engels écrit « Depuis la guerre des Albigeois jusqu’à Louis XI, les Français du Nord, qui, dans le domaine de la culture, étaient aussi en retard sur leurs voisins du Sud que les Russes sur les Polonais, menèrent des guerres d’asservissement ininterrompues contre les Français du Sud, et finirent par soumettre tout le pays. »

Si je prends le cas de mon bourg de naissance, ce résumé correspond parfaitement à la réalité, même si ces guerres d’asservissement ont duré plus de trois siècles et n’ont pris fin que lors des phases totalitaires du 17ème siècle, en particulier sous Louis XIV. Cependant, je n’ai pas suffisamment travaillé l’histoire de l’ensemble du Midi pour avaliser sans réflexion le point de vue général d’Engels.

6) Le devenir réactionnaire du Midi occitan !

Engels explique la faillite historique de la nation occitane par le fait qu’elle a assumé un combat réactionnaire contre les classes progressistes du Nord. C’est largement sujet à caution ailleurs, que l’on prenne pour référence la Renaissance, le protestantisme opposé à l’absolutisme, la Révolution française ou le XIXème siècle. Il passe en particulier à côté d’un élément important : les réseaux qui avaient lutté durant l’Ancien régime pour défendre les avancées démocratiques du Midi occitan face à la royauté absolutiste se sont lancés généralement dans la Révolution française avec beaucoup de fougue et de radicalité se positionnant parmi les jacobins montagnards d’où, ensuite, une attitude d’intégration dans la république française.

Jacques Serieys


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