Le MLAC ( Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception), association dont le combat imposa la loi Veil

dimanche 15 avril 2018.
 

4 « Le MLAC n’est pas né de rien » écrit, en 1988, celle qui fut la Présidente de l’association, l’avocate Monique Antoine9. Les conséquences de cette apparente évidence doivent être soulignées. Sans revenir sur l’histoire des Années Beauvoir10, il faut s’interroger sur le contexte politique et social général du post-68. Le combat du mouvement féministe pour l’avortement et la contraception s’inscrit dans un climat global de contestation rampante qui touche l’ensemble de la société française – lycéens, étudiants, paysans, salariés, ouvriers, femmes, régionalistes et écologistes – contestation orchestrée par des minorités politiques agissantes et visibles dans l’espace public. La volonté de profondes réformes exprimée en mai-juin 1968 a été, à des degrés divers, digérée par les partis politiques : l’échec de la tentative réformiste de la Nouvelle Société avancée par le gouvernement de Chaban-Delmas conduit à une droitisation de la présidence de Georges Pompidou ; le parti socialiste, refondé à Épinay en 1971, signe un programme commun d’union de la gauche en 1972. Au printemps 1973, au moment même où est fondé le MLAC, en même temps que l’espérance – déçue – d’une victoire de la gauche aux élections législatives, se développent un large mouvement lycéen et des grèves d’OS qui paralysent la production d’automobiles, symbole de la consommation de masse des Trente Glorieuses.

5 De son côté, le Mouvement de Libération des Femmes (MLF), mouvement non mixte dès le départ, contribue depuis 1970, par des actions spectaculaires et provocatrices, utilisant la chambre d’écho que représentent les médias, à dissocier dans les esprits procréation et sexualité11. L’affirmation de la liberté et du droit à une orientation sexuelle autre que l’hétérosexualité dominante s’énonce et se diffuse lentement. Sur la question même de l’avortement, les débats qui se nouent entre 1970 et 1975 développent une dialectique entre légalité – par le biais des travaux des commissions parlementaires sur les différents projets de lois avec les auditions d’experts, sociaux, religieux et politiques12 – et illégalisme, dialectique non spécifique aux questions d’avortement et de contraception, mais propre à la période. Avec le célèbre procès de Bobigny en 1972, surgit aussi sur la scène publique la question du droit et de la justice, lancée par la création du Syndicat de la Magistrature en juin 1968.

6 La discussion fait dériver le débat, de la dénonciation – parfois misérabiliste – des avortements clandestins propre aux années 1960 à la dialectique contraception/avortement et au droit. Une forme d’intervention spécifique est par ailleurs mise en œuvre par des étudiants en médecine et des médecins – dont un certain nombre contestaient l’adhésion obligatoire au Conseil de l’Ordre créé sous Vichy –, regroupés dans le Groupe Information Santé (GIS) constitué en 1972 sur le modèle du Groupe Information Prisons (GIP) fondé en 1971 par Michel Foucault, Jean-Marie Domenach et Pierre Vidal-Naquet13. A la rentrée 1972, certains médecins, membres du GIS, se sont initiés à la méthode Karman, nouvelle méthode d’avortement par aspiration, pratiquée aux États-Unis sans anesthésie et sans dilatation14. Ils pratiquent, plus ou moins clandestinement, plusieurs centaines d’avortements avec cette méthode. Le 3 février 1973, 331 médecins rendent public un manifeste, dont la parenté avec celui des 343 femmes d’avril 1971 est évidente : » Nous voulons que l’avortement soit libre. La décision appartenant entièrement à la femme, nous refusons toute commission qui la contraint à se justifier, maintient la condition de culpabilité et laisse subsister l’avortement clandestin (...)

7 Les médecins soussignés :

8 – déclarent pratiquer des avortements ou aider, selon leurs moyens à ce qu’ils soient réalisés en dehors de tout trafic financier ;

9 – s’engagent solennellement à répondre collectivement de leur action devant toute autorité judiciaire et médicale ainsi que devant l’opinion publique ».

10 Le gouvernement, par la voix du ministre de la justice, fait savoir immédiatement que la législation doit évoluer, mais le premier ministre déclare qu’ » on ne peut trancher à la hâte et dans l’agitation d’une période préélectorale », tout en ordonnant une enquête auprès des préfets, pour connaître le point de vue de l’opinion publique française. Le Conseil de l’Ordre des médecins réagit le 6 février 1973 en publiant un communiqué qui s’oppose à tout changement : « Le Conseil de l’Ordre rejette tout rôle du corps médical tant dans l’établissement des principes (des avortements pour convenances personnelles) que dans leur décision et leur exécution ; met en garde le législateur contre toute mesure libéralisant l’avortement, au mépris du risque de détérioration de l’éthique médicale et de ses conséquence. En cas de libéralisation de l’avortement, le législateur devrait prévoir des lieux spécialement aménagés à cet effet (avortoirs) et un personnel d’exécution particulier ».

11 L’Ordre des médecins reste sur cette position jusqu’en janvier 1975. En effet, il faut près de deux années pour aboutir à une loi dont une nouvelle rédaction est préparée à partir de l’été 1974 par le ministre de la santé, madame Simone Veil. Entre temps, la pratique illégale des avortements s’est diffusée. Après le MLF, qui a impulsé la contestation, le GIS et le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC) jouent un rôle moteur15.

12 C’est pour défendre d’éventuelles iculpations de médecins qui se mettent dans l’illégalité en pratiquant les avortements – et sur le modèle de l’association Choisir, à laquelle Gisèle Halimi a attaché son nom16 – qu’est fondé le MLAC, par – entre autres – Monique Antoine, membre du collectif d’avocates du procès de Bobigny. Il faut donc souligner ici le rôle des individu/e/s ayant une conception différente de l’associationnisme : déclarer à la Préfecture une association légale est en contradiction avec les pratiques politiques de l’extrême-gauche et du MLF. Après la fondation officielle du MLAC le 4 avril 1973, le GIS pratique un avortement en public à l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Ainsi, la question du rapport entre légalité, illégalisme et légitimité est au centre de l’analyse politique et sociale de la période. Spécificité du MLAC : principes, adhérentes et militants, pratiques

13 La composition du comité de direction de l’association Mouvement pour la liberté de l’avortement et la contraception (MLAC), comme sa Charte, est implicitement révélatrice d’un certain nombre de conceptions politiques. Le MLAC pratique la mixité : le trésorier est un homme ; les deux vice-présidentes, qui sont là à titre personnel, sont par ailleurs des personnalités marquantes : Simone Iff du Mouvement français pour le Planning familial et Jeannette Laot, de la direction de la CFDT17. La Charte fondatrice du MLAC – dont l’acceptation est la condition d’adhésion au mouvement –, longuement discutée, est un compromis entre différentes logiques politiques18. On y trouve le vocabulaire classique de l’extrême-gauche et de la gauche de l’époque sur « l’exploitation », « la répression », la « solidarité avec les luttes de travailleurs » qui permet de définir « un front de lutte et de solidarité ». Il y a aussi un discours féministe sur « l’oppression de la sexualité des femmes », la nécessité de dissocier sexualité et procréation, et sur la liberté de la contraception avec la revendication de la suppression des restrictions contenues dans la loi Neuwirth de 1967.

14 Au sujet de l’avortement, la Charte avance deux affirmations fortes qui seront deux piliers constitutifs de la loi Veil de 1975 : la décision appartient à la femme elle-même et l’avortement est un acte médical, ce dernier principe fortement contredit par la pratique ultérieure des groupes MLAC banlieusards et provinciaux. Par ailleurs, le MLAC met en avant le principe autogestionnaire – « Les centres du MLAC seront contrôlés par les usagers »19 – et dénonce une politique familiale « malthusienne et raciste » dans les DOM-TOM où, à l’inverse de la métropole, sont promus avortement et contraception pour éviter le développement de la natalité et où les allocations familiales ne sont pas versées aux mères, jusqu’à ce que Valéry Giscard d’Estaing en fasse une promesse électorale dans sa campagne présidentielle en 197420.

15 À sa fondation, le MLAC peut apparaître comme un cartel d’organisations de la Deuxième Gauche (Parti socialiste, Parti socialiste unifié, CFDT, associations familiales, MNEF) et d’extrême-gauche (Ligue communiste, Lutte Ouvrière, Alliance marxiste révolutionnaire, Cause du peuple, Révolution) ; mais de nombreuses personnes y participent à titre individuel. Loin du « centralisme démocratique » des partis de gauche et des groupes « gauchistes », les formes et pratiques d’organisation et de fonctionnement sont elles aussi spécifiques, alliant un cercle dirigeant parisien étroit, qui fonctionne d’avril 1973 à février 1975 autour de fortes personnalités ayant une longue expérience politique et sociale – Monique Antoine, Simone Iff et Jeannette Laot – et des assemblées générales qui se veulent démocratiques, les Assises, qui ont été le lieu de tous les affrontements verbaux groupusculaires. Entre les deux, des noyaux militants sont organisés en réseaux locaux relativement autonomes, dans leurs appellations, et aussi dans leurs pratiques, à la condition qu’ils respectent la Charte, colonne vertébrale du mouvement. Le groupe stéphanois se dénomme GLACS (Groupe de libération pour la liberté de l’avortement et de la contraception stéphanois), sans doute pour affirmer son autonomie à l’égard du MLAC national et parisien. Les pratiques sont aussi diversifiées. Le MLAC de Rouen, comme le MLAC de Bagneux ou de Gennevilliers font et revendiquent la pratique des avortements sans intervention médicale.

16 C’est dans ce paradoxe que se forge l’identité – ou plutôt les diverses identités – du MLAC. Cette organisation légale, avec statuts et bureau déclarés en préfecture, s’engage dans des pratiques illégales de deux ordres : les voyages à l’étranger et les avortements sur place. Par exemple, en un an d’existence (1973-1974), le centre d’orthogénie de Bagneux (92) a reçu au cours de ses trois permanences hebdomadaires, 338 femmes pour « une interruption de grossesse » : 248 sont parties à l’étranger, 90 ont été avortées sur place par la méthode Karman21. Au départ de Paris sont organisés des voyages en Angleterre et en Hollande pour aider les femmes qui veulent avorter : c’est le MLAC central qui s’occupe de l’organisation de ces voyages qui sont aussi des actes militants et publics. En 1974, le MLAC constate que « les voyages ont perdu tout caractère subversif vis-à-vis du gouvernement et semblent très bien intégrés par les médecins et les services sociaux »22. Pour cette activité, qui cesse le 10 novembre 1974 au moment de la discussion de la loi Veil au parlement, le MLAC fonctionne de fait comme une sorte d’institution, un service social parallèle. Monique Antoine estime que l’organisation de ces voyages a plus fait pour le changement de la loi que bien d’autres formes d’intervention23.

17 Au nom du MLAC sont par ailleurs pratiqués des avortements par aspiration avec la méthode Karman. En réalité, ces avortements existaient déjà, mais le MLAC donne une visibilité à ces actions, ainsi qu’une couverture juridique à celles et ceux qui les pratiquent. Ce mode d’action a suscité de très nombreuses discussions au sein des groupes : les médecins se refusent à ce que toute personne puisse pratiquer l’avortement par aspiration, alors que nombre de militant/e/s souhaitent ainsi dédramatiser la pratique de l’avortement et la rendre accessible à toutes. C’est le cas par exemple à Saint-Étienne où le GLACS scissionne entre celles et ceux qui veulent pratiquer des avortements et le docteur Poty et ses confrères, soutenus par le parti communiste et le parti socialiste, qui ne veulent pas laisser faire24.

18 Dernière forme d’intervention originale : le « Tour de France du MLAC » de l’été 1974. La présidente demande aux préfets des départements traversés l’autorisation de passage pour un car avec banderoles et haut-parleur. Le départ se fait du camp de Canjuers le 14 juillet ; le 19 juillet, la caravane fait halte à Romans (soutien à une grève de femmes dans une usine de chaussures) ; le 25 juillet à Besançon (soutien aux salariés de Lip). L’arrivée a lieu le 16 août sur le plateau du Larzac où s’est développée l’année précédente la campagne anti-militariste. Ces différentes stations pour faire de la propagande en faveur de la libéralisation de l’avortement montrent l’insertion des actions du MLAC dans les différentes formes de contestation des « années 68 ».

19 L’implantation des comités MLAC est diversifiée, mais des tendances générales se dégagent. Il s’agit d’un mouvement urbain de grandes villes et de villes moyennes. Le maillage du territoire est par aileurs irrégulier : l’Ouest et le Massif central de forte tradition catholique sont peu touchés ; Paris (sauf dans le XVIe arrondissement) et ses banlieues sont très couverts, avec une densité plus forte en petite couronne. Les comités différent aussi fortement par leurs activités et leur nature en fonction du lieu de leur implantation : on peut distinguer quatre types de comités. Les premiers sont fondés dans les hôpitaux parisiens et réunissent les membres du corps médical et du personnel infirmier qui pratiquent quasi ouvertement des avortements (à Broussais, Necker, Saint-Louis, Cité universitaire et Eaubonne), pas toujours sur leur lieu de travail ; ils agissent aussi pour que les femmes avortées soient éventuellement hospitalisées dans des conditions correctes25. Dans les entreprises (banques, chèques postaux, Renault), le comité MLAC apparaît comme un prolongement d’une section syndicale, qui serait féminisée et même souvent non-mixte. Dans les lycées et les universités (Sciences Po, Jusssieu, Nanterre, Villetaneuse), les comités MLAC permettent une organisation spécifique des filles et des mots d’ordre féministes apparaissent en 1973 dans les manifestations lycéennes. Comme le comité de direction, les groupes sont mixtes : les militant/e/s sont au départ majoritairement des professionnels de la santé (médecins, infirmières, étudiants en médecine, aides-soignantes) et des enseignantes26. Chaque comité loue un local, fait de l’information (débats, distribution de tracts) et tient régulièrement des permanences (dont le samedi et un soir par semaine pour les femmes qui ont un travail salarié). Des files d’attente se forment devant les locaux où les demandes sont très nombreuses.

20 Le courrier reçu au siège parisien du MLAC dessine un portrait des 15 000 adhérentes recensées, l’adhésion étant obligatoire pour participer aux activités de l’association et bénéficier de ses services. Dans les archives du MLAC, se trouvent 1200 lettres qui ont été analysées27. La plupart des femmes sont de milieu modeste et les plus nombreuses sont des femmes mariées (35%) ; les mineures (moins de 21 ans) ne représentent que 11% des demandes. Une femme sur quatre qui veut avorter n’a pas d’enfant, mais 15% sont mères de familles nombreuses. Une femme sur quatre a deux enfants et ne veut pas d’un troisième. Elles ont connu l’adresse par la presse nationale ou féminine (le magazine Marie-Claire est souvent cité avec Elle et Femme pratique) ou par leur médecin. Ces lettres expriment la difficulté du vécu quotidien (difficultés financières et détresse affective) et aussi la culpabilité des femmes par rapport à l’avortement. Une sur trois évoque des problèmes financiers et près d’une sur deux une grossesse non désirée. Les lettres montrent un manque d’information et une certaine réticence vis à vis de la « pilule ». Avec cette plongée dans l’intime et les souffrances liées à cet acte, on est loin des débats groupusculaires évoqués habituellement.

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