Le 10 mai 1981 : cascade de paradoxes et gauche partagée sur l’héritage (4 articles de L’Humanité)

mardi 17 mai 2011.
 

Les bouquets de fleurs artificielles ne manquent pas pour célébrer les trente ans de la victoire de la gauche, le 10 mai 1981. Certains convient à célébrer l’homme qui fut élu ce jour-là et qui, réduit à une statue de marbre, deviendrait une figure tutélaire. D’autres se bornent à rappeler un « temps où la gauche gagnait », réduisant l’événement à un score électoral. Sont absents de cette commémoration-là le peuple de gauche, qui mettait fin à vingt-trois ans de règne de la droite, et l’espérance de changement, qui l’animait. Comme si l’un devait être tenu en lisière de l’avenir, et l’autre enseveli sous le « réalisme » de dirigeants qui n’aspirent plus qu’à « gérer les affaires ». Revenir sur le formidable concentré de paradoxes que constitue cette période est pourtant un impératif pour tous ceux qui se préoccupent de transformer la société.

Le 10 mai 1981, aboutissent vingt ans de
mobilisations tenaces contre les guerres coloniales, pour les revendications ouvrières, le féminisme, le droit à la culture. L’union de la gauche et le programme commun ont crédibilisé cette perspective, même si l’objectif affiché par François Mitterrand d’affaiblir le Parti communiste commence à en saper les fondements. Les deux premières années de gouvernement de la gauche prouvent qu’il n’y avait pas une collection de songes creux. Les 39 heures, la 5e semaine de congés payés, l’abaissement de l’âge de la retraite de 65 ans à 60 ans, l’abolition de la peine de mort, les nationalisations, les lois Auroux sur les droits syndicaux dans l’entreprise, les hausses de 20 à 25 % des allocations, celle du smic… Quel bilan et quel retournement quand, proclamant l’avènement de la rigueur, le pouvoir recule, début 1983, devant le mur de l’argent  ! En quelques semaines, la majorité du Parti socialiste s’est soumise à la pression des marchés financiers et beaucoup de ses ténors s’attachent à répandre ce qu’on a désigné comme « la pédagogie du renoncement », gommant la frontière entre gauche et droite. Jean Ferrat en avait fait une chanson au vitriol contre ceux qui poussaient « à renoncer à nos folies d’avant 81 ». L’électorat de gauche, malmené et contredit, en éprouvera une déception violente, alors que Bernard Tapie est présenté comme la modernité du régime et que l’entourage de Mitterrand ressuscite l’extrême droite de Le Pen, pour de sombres entreprises politiciennes.

De toute cette trajectoire qui a zébré le ciel politique français, il faut tirer des leçons afin qu’une nouvelle victoire de la gauche ne laisse pas un goût d’amertume. Comment permettre aux citoyens de rester les propriétaires et les acteurs d’une telle entreprise  ? Quelles mobilisations peuvent maintenir et améliorer les rapports de forces  ? De quelles façons mêler la participation gouvernementale et les luttes  ? Quelle articulation entre la politique nationale et les dimensions européennes et mondiales  ? Quelles ruptures avec des institutions gangrenées par le présidentialisme  ? Comment assurer de meilleurs équilibres au sein de la gauche afin de lui assurer son dynamisme  ? Ces débats doivent mobiliser les progressistes pour ne pas s’embourber dans les ornières du passé. Ils ont donc tout intérêt à revendiquer les conquêtes sociales de 1981 – au cœur des luttes sociales actuelles – et à se dégager des jeux de pouvoir qui les ont érodées. L’Humanité d’aujourd’hui et le hors-série qu’elle vient de publier sous le titre l’Histoire d’une espérance entendent y contribuer.

Patrick Apel-Muller dans L’Humanité

2) La gauche partagée sur l’héritage

Trente ans après la victoire, la gauche oscille entre évocation du souvenir afin de faire vivre les projets d’aujourd’hui et éloge de « l’homme providentiel », Mitterrand. Un récit mythifié qui omet l’apport des luttes dans cette conquête.

C’est une figure tutélaire qui réapparaît à l’occasion de ce 10 mai. De 1981, et de l’arrivée de la gauche au pouvoir, il ne semble, dans l’esprit de nombreux témoins, ne rester qu’un homme. À un Parti socialiste qui a tant peiné à s’émanciper du « père » hérité du Congrès d’Épinay de 1971, et dont les succès aux élections locales depuis 2008 cachent mal le triple échec à l’élection présidentielle de 1995, 2002 et 2007, l’histoire ressurgit, trente ans après, dans une étrange évocation. De ce peuple de gauche qui envahit la place de la Bastille ce 10 mai sous l’orage, il ne semble rester aux acteurs d’aujourd’hui qu’une convocation : « Mitterrand, du soleil ! ». Comme si, aujourd’hui encore, le retour de la gauche tenait en un homme providentiel.

« Inspiration plutôt que commémoration »

Chacun, au PS, tente ainsi de capter sa part d’un héritage composite, et nombreux sont les dirigeants qui préfèrent s’attacher à la facette du conquérant. Et notamment à celle d’un candidat qui, malgré la rude concurrence de la deuxième gauche incarnée par Michel Rocard, emporta le leadership. En parallèle, la primaire socialiste des 9 et 16 octobre prochains et un rapport de forces exacerbé pour peser sur la ligne politique. D’autres font le rapprochement avec un François Mitterrand qui aurait « brisé cette croyance d’une droite installée pour l’éternité », à l’instar de l’ancien ministre de la Culture, Jack Lang en janvier dernier, lorsqu’était commémoré le quinzième anniversaire de la mort de François Mitterrand.

L’anniversaire du 10 mai 1981, tel qu’il est célébré, donne quelques indices sur la difficulté du PS à écrire une nouvelle page. Ainsi, le candidat à la candidature François Hollande qui, dans son discours au théâtre Rutebeuf de Clichy-la-Garenne, lieu qui avait accueilli en son temps François Mitterrand, a évoqué l’écriture d’un nouveau « rêve français ». Un récit inspiré que n’aurait pas renié l’homme du 10 mai. Dans la Revue socialiste, Martine Aubry martèle : « Les précédents de 1924 (avec le Cartel des gauches - NDLR), 1936 et 1944 avaient prouvé que les réformes qui ne sont pas menées sur-le-champ le sont rarement par la suite.  » Comme dans un renvoi implicite au projet présidentiel, rédigé sous sa houlette, qui liste trente priorités, dont les premières concernent justement l’emploi. Toujours selon la première secrétaire, le 10 mai doit aujourd’hui relever d’un moment d’« inspiration plutôt que d’une commémoration ». Et, de l’aveu même d’Alain Bergounioux, historien et membre de la direction du Parti socialiste, « la détermination seule ne suffit pas pour revendiquer un héritage complexe ». un long mouvement de luttes contre la droite

Peu nombreux sont ceux qui rappellent que 1981 reste le fruit des mobilisations populaires. Le secrétaire national du PCF, Pierre Laurent, n’oublie pas, dans le hors-série de l’Humanité consacré au 10 mai 1981 (1), le « long mouvement de luttes contre la droite qui avait reconstruit à partir de 1958 un pouvoir fort et réorganisé le capitalisme français » et le fait qu’en « mai-juin 1968, la droite s’en sorte faute de réponse unie de la gauche » malgré la « transformation en profondeur de la société française » dont participent les mouvements étudiants et ouvriers de l’époque. De même, avec l’apport décisif des communistes : « Ce sont eux qui mènent la lutte de masse pour démonter les thèses idéologiques dominantes sur les causes de la crise. Tout comme ils sont les artisans de la construction du programme commun », soutient Pierre Laurent. Participation sans laquelle aucune victoire n’eût été possible quand Georges Marchais réunit 15,34 % des suffrages sur son nom au premier tour. Score qui acte également l’inversion du rapport de forces au sein de la gauche.

« Le tarif minimum de la mémoire autorisée »

La plupart des socialistes restent assez vagues sur le legs politique, économique et social de ces deux septennats. En janvier, sur son blog, un « ex », Jean-Luc Mélenchon appelait à ne pas circonscrire l’héritage à l’abolition de la peine de mort, « tarif minimum de la mémoire autorisée et politiquement correcte ». Cinquième semaine de congés payés, première réduction du temps de travail depuis 1936 avec le passage à la semaine de trente-neuf heures, hausse du Smic et du mimimum vieillesse, lois Auroux, impôt sur la fortune, retraite à soixante ans...

Or, sur ce dernier sujet au moins, les circonvolutions socialistes auraient risqué de rouvrir le débat au sein d’une gauche politique qui, malgré l’ampleur des mobilisations contre la réforme des retraites, n’est pas parvenue à un accord. Dans son dernier message aux socialistes, François Mitterrand exhortait : « Je crois pour demain comme hier à la victoire de la gauche, à condition qu’elle reste elle-même. Qu’elle n’oublie pas que sa famille, c’est toute la gauche. Hors du rassemblement des forces populaires, il n’y a pas de salut.  » Ce message est aujourd’hui perpétué, sous différentes formes, par certains de ses lieutenants, tel Paul Quilès, son ancien directeur de campagne, dans un appel à ses camarades socialistes, issu de son dernier livre On a repris la Bastille. 10 mai 1981 : « Les fondamentaux de cette stratégie me semblent être aujourd’hui les conditions de la réussite pour la gauche : le choix des personnes ne doit pas précéder l’élaboration du projet ; les sondages ne doivent pas être la boussole des décisions.  »

Mettre en mouvement la société

Que reste-t-il aujourd’hui de cette union de la gauche qui, malgré les avancées, se heurta d’abord à la question de l’emploi puis, en 1983-1984, au tournant de la rigueur qui marquera l’accompagnement progressif de la libéralisation de l’économie par les socialistes ? En ce sens, Charles Fiterman, alors ministre communiste des Transports, considère dans le hors-série de l’Humanité consacré au 10 mai 1981 « qu’on ne peut pas changer une société, même la faire évoluer, sans mise en mouvement de la société elle-même, sans appel à l’intervention politique la plus large  ». Soit un changement profond des institutions - incluant l’approfondissement de la démocratie jusque dans les entreprises - et du rapport du mouvement social aux responsables politiques.

Lina Sankari, L’Humanité

3) 10 mai 1981 La victoire d’un peuple et non d’un seul homme

Le succès de la gauche est l’aboutissement d’un long processus politique et social, qui remonte au moins aux luttes de 1968.

Le 10 mai 1981 n’était pas un coup de tonnerre dans un ciel serein, mais l’aboutissement d’un long processus politique et social, qui remontait au moins aux luttes de 1968, voire à celles des années 1960, et aux tentatives de la gauche, dès cette époque, de s’unir aux élections pour leur donner une traduction politique.

En 1965, une première expérience d’union de la gauche se soldera par l’échec de la candidature unique de François Mitterrand à l’élection présidentielle.

Trois ans plus tard, l’avènement de la plus longue grève de l’histoire du pays, en mai 1968, fait naître une nouvelle donne. « Dans ce mouvement, à l’instar de 1936, les frontières entre social, politique et acteurs sociaux ou politique se trouvent brouillées : d’un côté, engagement massif des travailleurs et, d’autre part, absence d’une issue politique par défaut d’articulation des luttes sociales et de l’union de la gauche » (1), souligne Gérard Alezard, ancien secrétaire de l’UD-CGT de Paris (1966-1982).

Il faudra quatre ans à ces forces (PCF, PS, MRG) pour aboutir, en 1972, à la signature d’un programme commun de gouvernement apte à traduire les aspirations démocratiques, économiques et sociales des salariés. Dans le processus qui mène à l’union, les communistes ne compteront pas leurs efforts, et Mitterrand, à nouveau candidat unique de la gauche mais cette fois porté par l’élan du programme commun, ne s’inclinera que d’un cheveu face à Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Tentative manquée, mais la gauche prend alors rendez-vous avec l’histoire, en dépit des contradictions et des rapports de forces qui, déjà, traversent son union.

La rupture du programme commun, en 1977, cristallise les oppositions entre un PS prétendant incarner une réponse « moderne » aux nouvelles aspirations de la société française à davantage de liberté et d’autonomie individuelles, qui ont éclaté à partir de 1968, et un PCF qui prend ses distances avec retard avec un modèle soviétique déjà sur le déclin. Partant en ordre dispersé aux législatives de 1978, la gauche manque à nouveau la victoire électorale.

Mais la machine est lancée et ne s’arrêtera plus, et elle se soldera par l’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981, grâce à l’apport des voix de toutes les composantes de la gauche dont celles, décisives, du candidat du PCF au premier tour, Georges Marchais (15,3 %). S’écrivait alors le début d’une autre histoire, dont les germes étaient eux-mêmes déjà présents dans la précédente : celle de conquêtes sociales donnant enfin droit aux revendications du monde du travail mûries dans le mouvement de 1968 (retraite à 60 ans, 5e semaine de congés payés, semaine de 39heures), mais aussi, à partir de 1983, celle de la désillusion, avec la victoire de la déferlante libérale que l’affaiblissement du PCF a facilitée.

(1) Contribution au colloque des 
20 et 21 mai de la Fondation Gabriel-Péri sur le thème : « Les politiques économiques de la gauche en France (1936-2002) ».

Sébastien Crépel

4) Pas de fatalité dans le tournant de 
la rigueur, en 1983

Ne résistant pas à la pression des marchés financiers, la gauche tourna très vite le dos 
à ses engagements, au nom du réalisme.

À voir le film de Serge Moati, réalisateur de télévision officiel de François Mitterrand en 1981, mardi soir, à la télévision, sur le 30e anniversaire de l’arrivée de la gauche au pouvoir, d’aucuns pourraient croire que, contraint par le capitalisme international et ses soutiens politiques, Ronald Reagan, aux États-Unis, Margaret Thatcher en Grande-Bretagne ou bien même le social-démocrate Helmut Schmidt en Allemagne, la gauche ne pouvait faire autrement, pour sauver l’essentiel, que de prendre le chemin de la rigueur. Explications largement contestées, à l’époque, par le PCF, données alors par le PS et qui trouve encore largement aujourd’hui dans ses rangs, et au-delà, des adeptes.

Au-delà des peurs fantasmées par la droite jusqu’à l’absurde –l’arrivée des chars russes sur les Champs-Élysées– sur l’accession de la gauche au pouvoir, surtout avec des ministres communistes, il est clair que les premières mesures prises par ce nouveau gouvernement avaient de quoi inquiéter les tenants du capitalisme. L’augmentation des salaires et des prestations sociales, les droits nouveaux des salariés, les nationalisations industrielles et du secteur bancaire touchaient au cœur la logique du capitalisme, le profit.

C’est contre une telle politique, dans un pays comme la France, qui compte au plan des échanges internationaux, que les marchés financiers, les gouvernements conservateurs en Europe et dans le monde se sont mobilisés, jouant de toutes les institutions et de tous les leviers possibles pour mettre en échec le gouvernement de la gauche.

C’est à cette pression que la gauche a cédé en 1983-1984, en décidant d’en finir avec la relance par le pouvoir d’achat, avec le blocage des prix et des salaires au nom de la lutte contre l’inflation, en diminuant de 65 milliards de francs les dépenses publiques, en fermant des usines sidérurgiques, des mines de charbon, en laissant supprimer des milliers d’emplois dans l’automobile… Ce tournant au nom du « réalisme » accompagnera aussi les dérives de l’argent roi jusqu’à faire de Tapie un ministre ou voir Yves Montand mener campagne sur le thème « Vive la crise  ! ».

Ces remises en cause des engagements de 1981 n’avaient rien de fatales. Agir pour une autre conception de l’Europe qui a abouti, trente ans plus tard à celle que nous connaissons aujourd’hui, travailler à un autre type de mondialisation, poursuivre dans la voie d’une autre répartition des richesses entre le capital et le travail, donner plus de pouvoirs aux salariés pour investir en faveur de l’emploi plutôt que de licencier, tout cela aurait permis de montrer que la logique des marchés n’est pas la fin de l’histoire. Un débat qui, à gauche, à la veille de 2012, n’a pas pris une ride.

Max Staat


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