De l’usage de l’émotion et de la psychologisation comme moyen de dépolitisation.

dimanche 18 septembre 2022.
 

La propagande « Pipole » : une forme déguisée de manipulation

par Alexandre Dorna

Dans Humanisme 2010/3 (N° 289), pages 61 à 64

Source : Cairn info

https://www.cairn.info/revue-humani...

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La présence d’une propagande « people » (traduisons-le par « pipole » dans une dernière tentative de résistance de la langue française) désigne les émissions de télévision et les diverses presses mondaines et parfois plus sérieuses dont le jeu consiste à mélanger le « showbiz », les personnages politiques et les intellectuels médiatiques dans une perspective de divertissement.

1 En conséquence, l’information passe par des formes subtiles de persuasion dont les leviers sont le conformisme et l’exhibition. Il est toujours plus facile de faire passer un message selon le comportement ou les idées des autres, effaçant autant que possible le recours à la raison, afin de gagner la confiance et toucher la sensibilité des spectateurs. Non sans pertinence, Balthazar Gracian disait que séduire c’est réduire. Forme délicate de mettre en scène une réalité artificielle par les moyens affectifs attrayants du rêve et de l’aventure, de la proximité et de la sympathie, du charme, ou de l’amitié et parfois même de la beauté physique. C’est la pratique d’un « effet miroir » qui fait apparaître un « je suis comme vous » avec humour et une expression de sincérité : le tout dans un décor et un temps qui donnent peu de place à la réflexion.

2 La posture de la propagande « pipole » doit aller jusqu’aux limites de la mystification : fabuler (travestir le réel), simuler (voire mentir), dissimuler (cacher ses buts), mépriser (truquer la relation). Dans ce registre, l’un des moteurs de la persuasion consiste à rendre rassurant l’irrationnel face à l’anxiété sociale environnante. C’est une propagande de nouveau type qui, n’ayant pas l’air d’en être une, l’est absolument.

L’art de la manipulation « pipole »

3 La magie des médias a rendu fausses les images de proximité et de convivialité avec des personnages devenus familiers à coups d’apparitions médiatiques. Ainsi la raison sur laquelle se construit la démocratie citoyenne se disloque et se pervertit par les effets médiatiques qui transforment l’art politique (l’échange raisonné entre candidats et électeurs) en fabrication de mises en scène où l’émotion l’emporte sur la raison.

4 Rappelons que la propagande « pipole » aux Etats-Unis est une quête au charisme (virtuel) des politiques, car si un candidat ne dégageait pas un charme notoire lors de séances de photos ou de télévision, il serait immédiatement considéré comme n’ayant aucune chance électorale. En conséquence, il ne trouverait ni donateurs ni conseilleurs performants. Peu importe que le candidat soit l’un des meilleurs politiques possibles : honnête, compétent, réellement attaché à des valeurs. À chaque campagne présidentielle américaine, le facteur image joue un rôle dévastateur. Il n’y a pas de doute, l’effet « pipole » en politique ne date pas d’aujourd’hui. Or, maintenant, toutes les limites ont été dépassées. Les dernières années, la propagande « pipole » est devenue un paradigme navrant. Force est de constater que la puissance médiatique (surtout sensationnaliste) est la seule à ne pas connaître un véritable contre-pouvoir. Non sans une acide raison, les propos de Régis Debray sonnent juste : « Nous avons les divas que nous méritons. Le fric, l’image et le lieu commun sont les trois pilotis de notre système social ».

5 Les techniques de persuasion de masse associant texte et image font de l’émotion le pivot du pouvoir de la propagande « pipole ». Mais peut-on penser que ce pouvoir existe vraiment ? Prenons un exemple dans la carrière médiatique fulgurante de Nicolas Sarkozy qui commence en mai 1993, lors d’une prise d’otages l’objet d’une large publicité. Un homme, appelé plus tard par la presse, Human Bomb, s’est retranché bardé d’explosifs avec une vingtaine d’enfants dans une école maternelle de Neuilly sur Seine, dont le maire était Nicolas Sarkozy. La prise d’otages va durer 46 heures. Les journaux de télévision frappent l’opinion publique avec des images dont l’émotion et la fusion sont totales. Nicolas Sarkozy s’improvise négociateur et réussit à obtenir la libération d’un enfant. Le geste est audacieux et d’un courage certain. Mais son réflexe, qui montre l’animal politique, c’est de faire venir la caméra des pompiers. Car le seul homme de communication sur les lieux, c’était le cameraman des pompiers, tandis qu’autour du périmètre de sécurité, l’espace est saturé de journalistes. Il est certain que l’émotion a une longue histoire dans la manipulation des masses. Toujours est-il que l’appel aux émotions (peur, colère, joie, etc.), dans le cadre de la politique actuelle, possède un poids considérable. Inutile de rappeler que la visée médiatique cherche une emprise totale. L’émotion dégage suffisamment d’énergie pour que l’auditoire empathise sans trop réfléchir, en l’absence d’arguments raisonnés.

Le syndrome de la politique « pipole »

6 Le constat est accablant : l’homme politique est devenu une bête de scène et l’électeur un (télé) spectateur passif. Autrement dit, la légitimité du politique n’est plus celle des urnes, mais celle de la notoriété de l’écran. Voilà le syndrome de la propagande politique « pipole » dont les principaux éléments sont à noter ainsi :

- la présence d’un cercle vicieux : le pouvoir politique utilise le pouvoir des médias et vice-versa ;

- la puissance du pouvoir médiatique est la seule à ne pas connaître un véritable contre-pouvoir ;

- les mass media fabriquent certains politiques et intellectuels qui ressemblent à des saltimbanques médiatiques avides de notoriété et de popularité qui sautent régulièrement de plateaux en plateaux ;

- les professionnels des médias forment une famille oligarchique : journalistes, présentateurs, animateurs, chroniqueurs et experts en communication ;

- la « pipolisation politique » est le fruit de la liaison dangereuse entre le monde politique et le monde des médias ;

- la présence médiatique d’une poignée de personnages habituels (présentateurs et invités) crée l’image d’une famille recomposable et démocratiquement représentative d’une réalité plus ou moins stable dans un espace-temps visuellement commun ;

- la perception « pipole » de ces personnages crée l’effet de consanguinité visuelle, indépendamment de l’événement et de la qualité des uns et des autres. Effet glauque donc.

8 Par conséquence, la propagande politique « pipole » cache les nombreuses turpitudes et zones d’ombre d’un système de manipulation de plus en plus insidieux. Inutile d’exhumer les affaires de ces dernières années pour affirmer que tout cela n’est qu’une des conséquences de l’ambiguïté morale et intellectuelle de notre temps. La profondeur de l’opacité du système médiatique se mesure par le contrôle du texte et de l’image par ceux qui jouissent et possèdent les médias. Les techniques de publicité et de marketing ne sont que les outils qui rendent moins visibles les grosses ficelles du vrai pouvoir qui se cache derrière la brume financière.

9 La « pipolisation » de la politique est double : d’une part, elle transforme les élus en saltimbanques et d’autre part, elle crédibilise l’illégitimité des institutions. La présence des élus dans les émissions de variétés, sous prétexte de la sortie d’un ouvrage, dont le contenu est généralement médiocre, n’a nullement pour but d’apporter une connaissance et une argumentation rationnelle nouvelle, mais de produire un effet publicitaire : se montrer pour vendre une image. La raison est pathétique : les « représentants de la nation » se trouvent frappés d’un complexe d’anonymat paradoxal : le personnel politique est de moins en moins reconnu par la population. Combien d’hommes ou de femmes politiques sont réellement identifiés par le grand public ? Ils sont très peu nombreux. Mais, cela n’est pas le plus grave. Le vrai drame de la démocratie des médias est de vider les lieux républicains de discussion et de délibération, voire de les rendre obsolètes. La tentation de transformer l’agora télévisuelle en Parlement est un aveu implicite d’impuissance et de cynisme, dont les journalistes et les politiques sont moitié coupables et moitié victimes, sans parler de la connivence irresponsable des citoyens. Comment ne pas conclure donc à l’inanité du système politique et à l’inutilité de son personnel ? Bref à la nullité de maintenir en survie la démocratie dite représentative ?

10 Évidemment, les prétendus « experts » en communication affirment avec une morale de mercenaires, au nom de la « science », que face à la « solitude interactive » qui surplombe les médias, la résistance et l’intelligence des individus-citoyens suffisent pour maintenir les institutions démocratiques. Or, les certitudes des « scientifiques » de salon, imbibées d’optimisme opportuniste et de soumission cupide, se sont cassé les dents à maintes reprises. Faut-il rappeler que dans les situations de crises sociétales la raison est impuissante devant la force de l’émotion et le ressentiment des masses ? Faire appel – honteusement – à une prétendue « intelligence démocratique » est le meilleur moyen de précipiter les masses dans le piège des mouvements autoritaires et des chefs charismatiques.

11 La nouvelle vision « pipole » de la manipulation médiatique est la forme perverse d’une propagande fourbe, nouvelle variété de la ruse publicitaire. C’est une tentative d’escamoter la réalité à coups de trucages et de paillettes, utilisant les formes de la persuasion qui détruisent logique et rationalité. Le dessein n’est plus d’argumenter, mais de séduire pour mieux réduire. Car le propre de tout machiavélisme – même au nom de la démocratie – est de détourner ses moyens légitimes. C’est dans ce contexte que les journalistes et les politiques portent une lourde responsabilité. Les animateurs des émissions de divertissement, devenus les chiens de garde du cirque cathodique, abaissent non seulement la fonction politique, mais contribuent à étouffer la critique de fond sur le système et l’économie de marché qui règle – en dernière analyse – non seulement la vie politique, mais la vie toute court des citoyens.

L’individu de la démocratie cathodique

12 Dans la même ligne de pensée, la propagande glauque (Beauvois 2005), une autre variante « pipole » de la manipulation sous des formes non conscientes, se révèle particulièrement efficace au sein de la démocratie d’inspiration libérale. Car, contrairement à la persuasion classique, où celui qui argumente est visible et possède une claire conscience de ses buts, ici l’ambiguïté est le levier de la persuasion. C’est là que la sélection de l’information, par les agences et les journalistes, joue un rôle non négligeable dans la déformation de la réalité du pouvoir politique. Ainsi, lorsque la politique est « pipolisée » l’effet glauque attendu est justement la dévalorisation de la culture républicaine et le sacrifice du collectif au nom de l’individu cathodique, pour le plus grand bonheur d’un petit nombre. Principe oligarchique donc, à l’heure de la mondialisation de l’empire.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021 https://doi.org/10.3917/huma.289.0061 fou

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Annexe

La presse people. Wikipédia

https://fr.wikipedia.org/wiki/Press...

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