Quels sont les électeurs qui votent pour le Rassemblement National ?

mardi 25 mars 2025.
 

Quels sont les électeurs qui votent pour le Rassemblement National ?

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Au moment des manifestations contre la montée de l’extrême droite, nous partageons ici un très bon article du Monde Diplomatique sur le vote RN.

Le vote RN : pourquoi ?

Source : Le Monde diplomatique. Mars 2025 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Qui sont les électeurs du Rassemblement national ? Un parti capable de gagner huit millions de voix en vingt ans ? Voilà qui interroge. Quelle est sa recette ? Et en quoi consistent ses ingrédients idéologiques ou sociologiques ? Sur ces sujets comme sur d’autres, plusieurs publications récentes apportent de précieuses réponses.

par Benoît Bréville 0 La question a suscité tant de livres, de colloques et de thèses qu’on pourrait l’imaginer résolue. Qui vote pour l’extrême droite, et pourquoi ? Depuis ses premiers succès il y a quarante ans, le Front national (FN), devenu Rassemblement national (RN) en 2018, est « sans conteste le parti politique français qui a été le plus étudié au cours des dernières décennies », observe le politiste Alexandre Dezé, avec pas moins de 210 livres publiés entre les années 1980 et 2017 (1). Et le flot ne s’est pas tari. Comment interpréter les logiques territoriales de son implantation ? Son ascension témoigne-t-elle d’une droitisation du pays ? Ses électeurs sont-ils principalement animés par des considérations sociales ou des préoccupations culturelles ?

Ils ne justifient pas leur vote de la même manière, ni ne manifestent le même attachement au parti ; leurs motivations varient selon leur parcours biographique, leur âge, leur origine sociale, professionnelle, géographique… Il faudrait ainsi parler « des » électorats du RN tant ce parti pénètre tous les milieux. Lors des élections européennes de juin 2024, la liste conduite par M. Jordan Bardella est arrivée en tête dans chaque catégorie socioprofessionnelle, 53 % chez les ouvriers, 40 % chez les employés, mais aussi 20 % chez les cadres (à égalité avec M. Raphaël Glucksmann) (2). Le RN repose sur une base populaire et peu diplômée, mais il peut aussi compter sur une certaine bourgeoisie. La plupart des universitaires renoncent dès lors à tirer des enseignements trop généraux, à retenir des objets trop larges, et privilégient des études parcellaires sur tel quartier ou tel métier, afin d’examiner toutes les sinuosités des choix électoraux. Les médias, eux, ne s’embarrassent pas de telles nuances.

Dès les années 1990, le géographe Jacques Lévy s’est fait connaître par sa théorie du « gradient d’urbanité » (3) : le vote FN, très faible au centre des agglomérations, lieu de diversité et de connexion internationale, augmenterait à mesure que l’on se dirige vers des zones moins denses et moins diverses, périurbaines et rurales, où l’attachement aux identités locales et traditionnelles est fort. Tout reposerait sur le couple densité-diversité. Invalidée par de nombreux contre-exemples, critiquée pour son usage douteux des statistiques et pour son oubli des variables sociales, la thèse de Lévy n’en a pas moins connu une certaine postérité. D’autant que quelques-uns de ses émules l’ont affinée, en y ajoutant des considérations économiques. Tel le géographe et consultant Christophe Guilluy, auteur d’un livre à succès en 2014 (4). Selon lui, si le clivage territorial est bien réel, il s’opère en fait entre une « France métropolitaine » prospère, traversée par les flux matériels, financiers et humains du capitalisme, celle des « élites » et des « gagnants de la mondialisation », et la « France périphérique », frappée par la désindustrialisation, à l’écart de la création de richesse, éloignée des bassins d’emploi, celle du « peuple » et des « oubliés », qui vote massivement à l’extrême droite.

Divers spécialistes ont reproché à Guilluy d’homogénéiser la France des campagnes et des petites villes, d’en donner une image démesurément sombre tandis qu’il embellissait le sort réservé aux banlieues populaires. Certains ont rappelé, études à l’appui, que le fait d’habiter dans le périurbain, quand la commune de résidence est choisie et offre un cadre de vie agréable, ne favorise pas le vote d’extrême droite (5). D’autres ont souligné, en croisant un vaste jeu de données au niveau des bureaux de vote (registres électoraux, questionnaires à la sortie des urnes, statistiques de recensement…), que la localisation détermine moins les choix électoraux que l’âge, le diplôme ou la profession. Étudiant l’aire urbaine de Nantes, le géographe Jean Rivière souligne ainsi que « les mutations électorales épousent étroitement la trajectoire sociologique des quartiers de la métropole » (6). L’éclatement des blocs électoraux et la tripartition politique découlant de la victoire de M. Emmanuel Macron en 2017 ont quelque peu mis à mal sa théorie, mais Guilluy n’en démord pas : « Il n’y a pas trois blocs mais deux, les métropoles contre la France périphérique », expliquait-il encore au lendemain du second tour des élections législatives au Figaro, le 15 juillet 2024.

Kebabs, dosettes de café et choix politiques Sur le marché des explications électorales à coups de cartes-chocs, le consultant se voit désormais concurrencé par le directeur du département Opinion de l’Institut français d’opinion publique (IFOP), Jérôme Fourquet. Dans une trilogie entamée avec L’Archipel français (Seuil, 2019) et ponctuée par La France d’après. Tableau politique (Seuil, 2023), le sondeur corrige certains défauts de ses prédécesseurs. Il examine diverses variables, plusieurs échelles, fait apparaître les fragmentations locales. Il en ressort une France non pas coupée en deux, mais « archipélisée », éparpillée entre des groupes implantés dans des territoires différents, qui ne partagent pas les mêmes modes de vie ni les mêmes conceptions du monde. La France d’après nous apprend qu’en Alsace les clubs de danse country se concentrent surtout dans les zones périurbaines (où le vote RN est fort), tandis que les kebabs se situent essentiellement dans les grandes villes (Strasbourg, Mulhouse, Colmar) et leurs banlieues (où la gauche réalise ses meilleurs scores). Que les détenteurs de machines à café à capsules ont davantage voté pour M. Macron en 2022, quand ceux qui possèdent une machine à dosettes ont privilégié Mme Marine Le Pen. Qu’une forte densité d’enseignes bio, de cafés Starbucks, d’établissements où bruncher et de restaurants répertoriés dans le guide branché Fooding s’est traduite par un vote élevé pour les écologistes aux municipales de 2020, comme à Bordeaux ou Grenoble. Succès médiatique garanti.

De ces percées conceptuelles, Fourquet conclut que l’extrême droite s’adresse au gruppetto, aux relégués de la société de consommation, dans un raisonnement qui confond stratégie électorale et placement de produit, groupes sociaux et segments de marché. S’il utilise d’innombrables variables, il n’en croise généralement que deux ou trois, opportunément choisies, et la juxtaposition des cartes fait office de démonstration. Que les électeurs des petites villes de la Somme et de l’Aude (cinq cents à cinq mille inscrits) où sont implantées des éoliennes aient accordé une « prime de quelques points » à Mme Le Pen en 2022 doit laisser penser que les mesures écologiques alimenteraient le vote d’extrême droite. Pour illustrer la fracture entre la « Butte [Montmartre] macroniste » et la « Goutte-d’Or mélenchoniste » dans le XVIIIe arrondissement de Paris, Fourquet choisit d’utiliser le prix de l’immobilier et la présence de commerces africains, dans une opposition caricaturale entre Blancs riches et immigrés pauvres.

Examinons ces deux exemples à l’aide de travaux universitaires récents. Plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question des éoliennes dans les Hauts-de-France (7). Eux aussi remarquent un « survote » pour le RN dans les municipalités où ces engins sont implantés. Mais ils ne s’en tiennent pas à ce constat. L’analyse des données sociodémographiques des territoires concernés leur permet d’établir que les communes dotées d’éoliennes abritent davantage d’ouvriers, de précaires et de non-diplômés, soit une population plus encline à voter RN. « De plus en plus, observent les sociologues, l’éolien se déploie de manière socialement inégalitaire », dans des villes livrées à la dérégulation territoriale et qui n’ont pas les moyens de résister à la promotion agressive des opérateurs fonciers. Dans cette perspective, le « survote » apparaît comme le symptôme du traitement réservé aux territoires populaires, et non comme l’expression d’une sensibilité antiécologique des électeurs d’extrême droite.

Concernant le XVIIIe arrondissement, les variables choisies par Fourquet ont pour effet d’associer mécaniquement les immigrés pauvres au vote Mélenchon, et les citadins aisés au vote Macron. Une étude menée dans une zone urbaine sensible du nord de Paris, à la composition sociale proche de la Goutte-d’Or, met en avant d’autres réalités (8). Tout métropolitains qu’ils soient, les habitants du quartier ont accordé 13,7 % de leurs suffrages à Mme Le Pen lors du premier tour de la présidentielle de 2017, soit presque trois fois plus que la moyenne parisienne. On retrouve parmi ces électeurs de nombreuses familles blanches qui déplorent la dégradation de leur quartier et en attribuent la responsabilité aux étrangers et aux musulmans. Mais le vote RN attire aussi des habitants originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne. Comme Abdelmalik, ancien ouvrier kabyle qui touche désormais une pension d’invalidité et tient en horreur les « islamistes », ou Nadine, catholique immigrée du Congo et titulaire d’un diplôme de secrétariat. En affichant leur attachement au RN, tous deux espèrent se distinguer des autres non-Blancs, pour mieux souligner leur intégration réussie et montrer qu’ils sont du « bon côté ». Ces « cas improbables » illustrent la force du mécanisme de mise à distance dans le choix du RN, lequel découle souvent de conflits sociaux localisés et de trajectoires individuelles que la comparaison de deux cartes rudimentaires ne permet pas de saisir.

À force d’infographies sur les agressions de médecins et de pompiers, les cambriolages, les points de « deal », les prénoms musulmans, l’ouvrage de Fourquet donne le sentiment d’une France qui se droitise et se barricade à mesure que l’immigration augmente. Vincent Tiberj, sociologue, spécialiste des comportements électoraux, n’en croit rien. En agglomérant des dizaines d’enquêtes d’opinion — mais en écartant les moins sérieuses —, il a confectionné des « indices longitudinaux de préférences culturelles, sociales et de tolérance » pour mesurer l’opinion des Français dans la longue durée (9). Ses résultats contre-intuitifs ont agacé Le Figaro : car, selon Tiberj, la « droitisation française » relèverait du « mythe ». Mieux : le pays serait de plus en plus tolérant et progressiste concernant la sexualité, les religions, l’immigration, l’égalité entre hommes et femmes… En 1981, 29 % des sondés considéraient l’homosexualité comme « une manière acceptable de vivre sa sexualité » ; en 1995, ils étaient 62 % ; et, depuis le début du XXIe siècle, la proportion tourne autour de 90 %. En 1992, 44 % des personnes interrogées voyaient les immigrés comme une « source d’enrichissement culturel » ; trente ans plus tard, ils étaient 76 %. Et ainsi de suite concernant la peine de mort, l’acceptation des minorités juives ou musulmanes, l’usage des drogues… Un constat corroboré par le politiste Luc Rouban (10). Son « indice d’altérité » suggère que même les électeurs du RN sont devenus plus tolérants. Des préoccupations sociales motiveraient donc avant tout leur vote. Rouban en veut pour preuve le « baromètre » établi par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) en 2022 : 38 % des électeurs du RN classaient le pouvoir d’achat au premier rang de leurs préoccupations, contre 18 % pour l’immigration.

Alors pourquoi n’observe-t-on pas cette « gauchisation » de l’opinion dans les urnes ? Pour Tiberj, la faute en reviendrait à la « grande démission » des électeurs, c’est-à-dire à l’abstention. « S’il y a autant d’écarts entre les valeurs des citoyens et les votes des électeurs, avance-t-il, c’est que nombre d’entre eux ne s’expriment plus. » Tandis que les électeurs conservateurs, souvent âgés, se mobiliseraient massivement, galvanisés par la parole réactionnaire libérée dans les médias, d’autres, souvent des jeunes réputés plus progressistes, bouderaient les isoloirs, pour marquer leur distance avec l’offre politique. Le temps jouerait donc en faveur de la gauche, qui n’a pas besoin de convaincre les électeurs du RN : il lui suffirait d’attendre que les jeunes générations remplacent les « boomers » et de remobiliser les déçus de la politique en favorisant la démocratie directe, notamment l’organisation de référendums à tous les niveaux.

Celui qui paie beaucoup et ne reçoit rien Essentiellement fondée sur des sondages, la démonstration recèle plusieurs failles. Tout d’abord, les jeunes finissent par vieillir. Au second tour de l’élection présidentielle de 2002, seuls 7 % des 18-24 ans avaient voté pour Jean-Marie Le Pen, environ trois fois moins que les 25-34 ans (22 %) et les 35-44 ans (18 %). Parvenue à l’âge adulte, cette même cohorte (désormais âgée de 38 à 44 ans) a plébiscité Mme Le Pen à hauteur de 47 % en 2022 — bien plus que les 65-79 ans (29 %). Le temps ne fait donc rien à l’affaire, et l’horizon est d’autant plus sombre que le RN part désormais de très haut : 32 % des 18-24 ans ont voté pour Mme Le Pen en 2022…

Rien n’indique non plus une masse de gauche tapie dans l’ombre de l’abstention. Si la tendance peut s’observer dans certains quartiers populaires de banlieue, elle est plus douteuse ailleurs. Les enquêtes électorales indiquent que nombre d’électeurs s’abstenaient avant de se décider à glisser un bulletin pour le RN. Le profil sociologique des abstentionnistes est en outre proche de celui des électeurs d’extrême droite, plus populaire que la moyenne, moins diplômé. Une hausse de la participation ne profiterait donc pas mécaniquement à la gauche. D’ailleurs, le RN réalise souvent ses meilleurs scores lors des scrutins les plus mobilisateurs, à commencer par l’élection présidentielle.

Et puis l’approche par sondages agglomérés ne permet pas de saisir les dynamiques politiques à l’œuvre derrière les évolutions des mentalités, en particulier la manière dont l’extrême droite met en concurrence certaines causes, opposant l’immigration et l’islam à la défense des femmes et des homosexuels. Sans compter que le front du changement social n’est pas figé. De nouveaux combats apparaissent quand les précédents sont remportés, qui permettent au camp conservateur d’entretenir la polarisation culturelle. C’est ce qu’observent Matt Grossmann et David Hopkins au sujet des États-Unis, où les républicains ont délaissé — dans une certaine mesure — leurs attaques contre les homosexuels pour cibler les trans, le « wokisme », la cancel culture… Ainsi le même schéma peut-il se répéter au fil des décennies : « D’abord, les conservateurs expriment leur colère face aux nouveaux changements culturels, tandis que les progressistes les défendent comme s’il s’agissait de valeurs communes, résument les chercheurs. Ensuite, les conservateurs s’accommodent progressivement de ce changement en acceptant l’évolution des normes. Enfin, les progressistes l’emportent, établissant leur point de vue comme un nouveau consensus — même s’ils perdent de nombreuses élections en cours de route (11). »

Un pays plus tolérant et moins raciste, des électeurs du RN motivés principalement par des préoccupations sociales ? Réalisée entre 2016 et 2022 dans plusieurs petites villes de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), l’enquête de terrain de Félicien Faury dévoile une autre réalité, où le racisme est sans cesse palpable (12). Les électeurs du RN — mais pas seulement — invoquent les « Arabes », les « Turcs » ou les « musulmans » pour se plaindre du manque de places en crèche, de la dégradation de l’offre scolaire, de la disparition des commerces traditionnels en centre-ville, des difficultés d’accès au service public, de la baisse du pouvoir d’achat, des impôts trop élevés pour financer « les branleurs »… « La force de l’extrême droite n’a pas résidé dans sa capacité à imposer “un” seul thème, celui de l’immigration, dans le débat public, mais plus précisément à proposer sans relâche des jonctions entre cette thématique et une liste toujours plus longue d’autres enjeux sociaux, économiques et politiques », analyse le sociologue, qui juge donc vides de sens les « baromètres » invitant les électeurs à hiérarchiser leurs préoccupations, en choisissant parmi plusieurs items.

Présenté comme omniprésent, le racisme n’est toutefois pas conçu par Faury comme « une haine de l’autre abstraite », mais comme le produit d’« une série d’intérêts proprement matériels, où l’hostilité raciale s’entremêle aux préoccupations économiques ». Contrairement aux nombreuses recherches portant sur des régions en déclin, frappées par la désindustrialisation, Faury a mené l’enquête dans une zone prospère, dopée par une économie touristique et résidentielle de services, mais soumise à une forte pression immobilière et à la montée des inégalités. Ici, ce sont surtout les classes populaires stabilisées, les petites classes moyennes, les retraités qui votent pour le RN, avec une surreprésentation de certains secteurs (artisanat, commerce, métiers de la sécurité…). Préservés du chômage, ces électeurs perçoivent néanmoins leur situation comme fragile. Ils considèrent appartenir au « mauvais milieu », ni assez riches pour être à l’aise, ni assez pauvres pour bénéficier du soutien public, celui qui paie beaucoup et ne reçoit rien. Ainsi se dessine un nouveau rapport de défiance à l’égard des institutions, et plus généralement de l’État-providence, perçu comme injuste et défaillant, privilégiant toujours « les autres » à « ceux qui le méritent vraiment ». La sociologue Clara Deville l’a également observé dans le Libournais (Gironde), où elle a suivi des bénéficiaires d’aides sociales dans leur périple pour faire valoir leurs droits (13). Entre fermetures des guichets, dématérialisation et contrôles tatillons, la galère administrative finit parfois par générer des préjugés, quand un enquêté croit percevoir que « les Noirs et les Arabes » s’en sortent mieux que lui : « Vous allez dire que je suis raciste, mais non, c’est juste que je vois bien qu’à la CAF [caisse d’allocations familiales] c’est les Noirs et tout qui font la queue et qui réclament. » Ainsi, les discriminations dont sont victimes certaines minorités contribuent, dans un cercle vicieux, à accroître le stigmate qui pèse sur elles.

« Tout le monde pense ça ici » En Provence-Alpes-Côte d’Azur, le sentiment de tenaille sociale se combine à celui d’un étau territorial, dans une région où les prix de l’immobilier explosent et où la mobilité résidentielle se révèle très entravée. Coincés entre des espaces inaccessibles et d’autres indésirables, les électeurs du RN craignent le déclassement de leur quartier. Dans ce contexte, écrit Faury, les personnes non blanches paraissent « dévaloriser par leur simple présence les territoires où elles s’installent. Plus encore que les cités situées en périphérie, c’est l’installation de nouveaux résidents immigrés dans un quartier environnant ou, pire, dans son propre quartier qui est la plus redoutée ». Ainsi l’ouverture d’un café sans alcool ou d’une boucherie halal dans le centre-ville peut-elle faire jaser pendant des mois.

Cette exploration « par le bas » des logiques de normalisation du RN recoupe certaines observations de Benoît Coquard dans les campagnes désindustrialisées du Grand Est (14), où le vote d’extrême droite est également très répandu, notamment parmi les ouvriers, les précaires et les jeunes adultes. Les deux sociologues mettent en évidence des territoires où le vote RN est devenu une sorte de norme — non pas une déviance, un geste honteux dont il faudrait se cacher, mais un acte que l’on peut revendiquer, une fierté. Ainsi signifie-t-on qu’on n’est pas un « assisté », un « cassos’ », un « fainéant », bref de « ceux qui profitent du système ». Chacun connaît des amis, des voisins, des parents, des commerçants qui font de même, et la sociabilité conduit à un autorenforcement. « Tout le monde pense ça ici », « tout le monde vous le dira », « je ne suis pas seul à dire ça », réplique-t-on fréquemment aux deux sociologues. « Partagé par un nombre croissant d’électeurs, le vote RN peut dès lors être présenté non plus comme pathologique, mais “logique”, non plus extrême mais “bien normal” », observe Faury, tandis que Coquard abonde : « S’afficher “pour Le Pen” est ici un positionnement légitime, facile à soutenir en public. »

Il n’en va pas de même pour celui qui s’affirme de gauche. Dans les campagnes du Grand Est, il risque de « provoquer critiques et moqueries sur le thème de la fainéantise présumée ou de la naïveté ». Quasiment absente de ces territoires, notamment du fait des dynamiques territoriales qui poussent les diplômés vers les grandes villes, la gauche est assimilée à l’entre-soi des élites locales ou aux beaux parleurs parisiens. Des gens qui vivent confortablement, mais s’autorisent tout de même à « donner des leçons », dans un mélange d’hypocrisie et de suffisance. Sont particulièrement visés les enseignants, les universitaires, les artistes, les journalistes, mais aussi les travailleurs associatifs locaux, les cadres des services publics. C’est-à-dire la petite élite du diplôme, qui symbolise le savoir au quotidien.

Sun Tzu l’a théorisé dans L’Art de la guerre : pour remporter une bataille, il faut connaître son adversaire, mais aussi se connaître soi-même. On en vient donc à espérer autant de livres sur la gauche, ses dirigeants, ses militants, ses électeurs, pour dire comment elle a pu se désarrimer à ce point des classes populaires.

Benoît Bréville

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Notes

(1) Alexandre Dezé, « Que sait-on du Front national ? », dans Olivier Fillieule, Florence Haegel, Camille Hamidi et Vincent Tiberj (sous la dir. de), Sociologie plurielle des comportements politiques, Presses de Sciences Po, Paris, 2017.

(2) « Sociologie des électorats et profil des abstentionnistes. Élections européennes, 9 juin 2024 ».

(3) Jacques Lévy, L’Espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique, Presses de Sciences Po, 1994.

(4) Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a fracturé les classes populaires, Flammarion, Paris, 2014.

(5) Éric Charmes, Lydie Launay et Stéphanie Vermeersch, Quitter Paris ? Les classes moyennes entre périphéries et centres, Créaphis, Grane, 2019.

(6) Jean Rivière, L’Illusion du vote bobo. Configurations électorales et structures sociales dans les grandes villes françaises, Presses universitaires de Rennes, 2022.

(7) Jimmy Grimault, Tristan Haute, Leny Patinaux et Pierre Wadlow, « Les voix du vent. Développement éolien et vote aux élections régionales dans les Hauts-de-France », Mouvements, vol. 118, n° 3, Paris, 2024.

(8) Lorenzo Barrault-Stella et Clémentine Berjaud, « Quand des minorités ethno-raciales des milieux populaires soutiennent le Front national », dans Safia Dahani, Estelle Delaine, Félicien Faury et Guillaume Letourneur (sous la dir. de), Sociologie politique du Rassemblement national. Enquêtes de terrain, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Asq, 2023.

(9) Vincent Tiberj, La Droitisation française. Mythe et réalités, PUF, Paris, 2024.

(10) Luc Rouban, La Vraie Victoire du RN, Presses de Sciences Po, 2022, et Les Ressorts cachés du vote RN, Presses de Sciences Po, 2024.

(11) Matt Grossmann et David A. Hopkins, Polarized by Degrees. How the Diploma Divide and the Culture War Transformed American Politics, Cambridge University Press, 2024.

(12) Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, Paris, 2024.

(13) Clara Deville, L’État social à distance. Dématérialisation et accès aux droits des classes populaires rurales, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2023.

(14) Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, La Découverte, Paris, 2019.

** Note Hd : il faut aussi mentionner l’ouvrage collectif (18 contributeurs) édité par l’institut La Boétie : extrême droite : la résistible ascension. https://institutlaboetie.fr/extreme...

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En perspective ( en complément des notes)

Comment l’extrême droite laboure la campagne Philippe Baqué, mars 2024 En exaltant la terre et la paysannerie, en exploitant le sentiment d’abandon, l’extrême droite parvient à s’implanter dans les territoires ruraux. Mais ce discours ignore les causes profondes de la colère des agriculteurs et de la dévastation des campagnes. → Une gauche assise à la droite du peuple Benoît Bréville & Pierre Rimbert, mars 2015 L’ancrage du Front national et le discrédit des partis de gouvernement redessinent la carte des idées politiques. Les acteurs de ce grand chambardement se réclament tous des couches populaires. Mais ils escamotent volontiers les antagonismes entre classes sociales au profit d’approches plus immédiatement accessibles à des masses supposées dépolitisées : France périphérique contre bobos des métropoles, peuple contre élite. → Loin des mythes, dans l’isoloir Sylvain Crépon & Joël Gombin, avril 2014 Rarement un parti politique aura suscité autant de mythes que le Front national. Comme si son irruption fracassante sur la scène politique de ces dernières décennies avait réduit les capacités d’analyse des (...)

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Petits commentaires :

Cet article donne des informations intéressantes sur les points suivants :

1) Il est illusoire de penser que l’électorat abstentionniste constituerait un réservoir évident de voie pour la gauche. Les motivations de l’abstention sont souvent voisines des motivations pour voter RN comme en témoigne d’ailleurs la comparaison des courbes de croissance de l’abstention et du vote extrême droite depuis 1985.

2) Il existe une grande diversité des motivations pour le vote en faveur de l’extrême droite. Il est donc puéril et même contre-productif de les réduire à 2 ou 3 facteurs.

3) Le recours à la couleur de peau, à l’ethnie, à l’immigration sont le plus souvent relié à des facteurs sociaux, à un ressentiment d’origines socio – économiques.

4) Je suis d’accord avec la conclusion de l’article : il est temps que la gauche fasse un retour sur elle-même et fasse l’effort de comprendre pourquoi ça stratégie politique et de communication est très peu efficace pour endiguer la croissance continue de l’extrême droite en France. Il n’est pas très difficile à condition d’y consacrer le temps nécessaire de construire une stratégie de combat idéologique efficace contre l’extrême droite. Mais ce n’est pas l’objet de cet article ici.

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Hervé Debonrivage


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