Molière : comédie, rire et satire comme progrès humain

jeudi 15 février 2024.
 

L’engagement d’un artiste présente d’autres caractéristiques que celles d’un militant politique. Il n’en pèse pas moins dans le processus historique même lorsque les paroles employées paraissent peu contestataires.

Ainsi, la comédie théâtrale en tant que telle est restée marginalisée par la religion et les pouvoirs durant toute la féodalité et même largement jusqu’en 1944 parce qu’elle porte en elle nécessairement une critique de la société.

Ainsi, le rire a été le plus possible limité dans le cercle de la vie privée par la religion et les pouvoirs parce qu’il porte en lui un plaisir de vivre contradictoire avec la valorisation religieuse de la souffrance qui conforte si bien les puissants.

Symbole de la comédie satirique et du rire, Molière a contribué à élargir les failles idéologiques qui craqueront aux 18è, 19è et 20è siècles.

Avec ce texte sur Molière notre site poursuit son aperçu des auteurs dits classiques du 17ème siècle :

Jean de La Fontaine, poète engagé et libre, poète du peuple

Pierre Corneille : Politique et amour

Classicisme et auteurs classiques. Contradictions insolubles

A) Molière ou les couleurs de la vie contre le noir des dévots

Des spécialistes de Molière, meilleurs connaisseurs que moi de son oeuvre, ont déjà écrit des dizaines de milliers de pages très intéressantes. Mon apport ne peut qu’être très modeste.

Je me limite ici à valoriser ce qui m’a toujours plu chez cet artiste : il a imposé le rire et les couleurs de la vie sur les places, dans les salles de théâtre et même à la Cour de Versailles. Ses contemporains ne s’y sont pas trompé : « Je crois que ces comédies... attachent et font rire continuellement dans l’âme » ( Donneau de Visé en 1667).

Or, le conservatisme dévot voulait à cette époque maintenir les humains dans le rôle sinistre, affligeant et éploré de pécheurs n’ayant sur cette terre que le pardon du Seigneur à gagner. Ce courant réactionnaire pesait sur la société et même sur Louis XIV.

Je n’exagère pas.

Le cardinal Pierre de Bérulle, chef du Conseil de la Reine Mère Marie de Médicis et personnalité centrale du catholicisme dévot de l’époque utilise les termes de servitude et d’esclavage pour caractériser le rapport des humains à Dieu.

A l’initiative du cardinal de Richelieu, pourtant opposé aux dévots, l’abbé D’Aubignac publie en 1657 sa Pratique du théâtre dans lequel il caractérise les comédies et farces d’« ouvrages indignes d’être mis au rang des poèmes dramatiques, sans art, sans parties, sans raison, et qui n’étaient recommandables qu’aux marauds et aux infâmes ».

En 1674, le célèbre Boileau exprime un même mépris dans son Art poétique :

Le comique ennemi des soupirs et des pleurs,

N’admet point en ses vers de tragiques douleurs,

Mais son emploi n’est pas d’aller, dans une place,

De mots sales et bas charmer la populace. (v. 399-404)

Pourquoi cette hargne ? parce que Molière a fait du rire la clef de voûte du système théâtral comme l’a bien noté Dominique Bertrand. De plus, comme le pointe Boileau, il s’agit d’une forme artistique qui peut « charmer la populace », populace que tout tyran craint plus que tout.

L’opposition de l’Eglise et des conservateurs à la comédie et à la joie s’explique par le coeur du dogme catholique, de Saint Augustin jusqu’en 1944 : handicapé dès sa naissance par le péché originel, l’homme ne serait sur terre que pour y gagner le salut de son âme dans l’humilité, le travail, le recueillement et la souffrance symbolisée par la croix.

Le film Molière écrit et mis en scène par Ariane Mnouchkine s’attarde dans sa première partie sur le carnaval d’Orléans interdit par des notables de la Compagnie du Saint Sacrement. Il ne s’agit pas d’une longueur inutile. Dans un quartier gris marqué par un silence de mort, surveillé par des policiers, jaillit soudain l’exubérance enchantée d’un défilé de carnaval. Soudain, des cavaliers du roi chargent ; les déguisements et le sang jonchent les rues. Cependant, à l’abri des regards des acteurs maintiennent le feu de la vie en jouant une comédie. Bravo pour cette façon de camper le contexte historique dans lequel Molière a imposé la comédie.

B) Molière, un auteur classique ?

B1) Il faut oublier le baratin scolaire sur le classicisme pour comprendre Molière

Contre le baratin scolaire habituel sur Molière écrivain du classicisme (courtisan du roi, respectueux des règles et du juste milieu...), je ferai remarquer que Molière s’impose comme homme de théâtre durant les années révolutionnaires 1640 à 1660. Ses amis resteront ceux de cette époque.

Contre le baratin scolaire habituel sur Molière écrivain du classicisme, je ferai remarquer que s’il avait été un écrivain courtisan au service de Louis XIV, il aurait pu entrer à l’Académie française, nous connaîtrions mieux sa vie et sa correspondance aurait été sauvegardée...

Contre le baratin scolaire habituel sur Molière écrivain du classicisme, je ferai remarquer que Molière se lance dans l’écriture pour le théâtre en fonction des genres littéraires en vogue à son époque totalement opposés au classicisme : la Commedia dell’arte et le baroque. Il prend une orientation un peu plus "classique" seulement à partir de 1661.

Ayant la responsabilité matérielle d’une nombreuse troupe de théâtre, il était obligé de prendre en compte les rapports de force du moment. Mais bon vivant par nature, il se devait de défendre la vie contre les noirs vautours qui l’agressaient en permanence. Aussi, il participe de l’émergence de la bourgeoisie montante mais se moque de ses travers. Il traite les grands avec désinvolture mais fait très attention à ne pas mettre sa troupe en danger.

Contre le baratin scolaire habituel sur Molière écrivain du classicisme, je ferai remarquer que le prétendu courtisan respectueux des règles et bénéficiant des prébendes du pouvoir n’a même pas pu bénéficier d’une cérémonie minimale pour ses obsèques.

17 février 1673 Mort de Molière

B2) Connaître le contexte historique pour comprendre Molière

De 1640 à 1665, l’Europe connaît une période révolutionnaire intense durant laquelle des populations pauvres, le protestantisme et la bourgeoisie montante assaillent les forces issues de la féodalité groupées autour de l’Espagne, de la papauté et des Habsbourg (Autriche). Le royaume de France intervient militairement (en Allemagne, Suisse, Italie, Pays Bas...) aux côtés du protestantisme et de la bourgeoisie montante contre son ennemi séculaire, les Habsbourg, dont les territoires menacent la France de tous côtés (Espagne, Italie, Franche-Comté, Allemagne, Flandres).

- par intérêt national face à son ennemi principal : le royaume d’Espagne, chantre d’un catholicisme sectaire, seigneurial et totalitaire

- pour marginaliser le courant dévot qui a tué Henri IV puis affaibli la monarchie en restant allié de l’Espagne.

- pour homogénéiser la Cour dans une vision du monde post-féodale, ouverte sur les évolutions sociales, apte à rire et danser plus qu’à pleurer et prier

- parce que la monarchie française a fait le choix de s’appuyer sur la bourgeoisie et la centralisation étatique face aux grands seigneurs et grands ecclésiastiques.

On ne peut comprendre le soutien apporté par Louis XIV aux assauts de Molière contre les dévots hors de ce contexte conjoncturel.

C) Molière, un écrivain engagé

Cette affirmation ne peut être contredite. Il combat principalement :

A1) Contre le clergé (parti dévot)

Parmi les textes caractéristiques (Don Juan...) je prends ci-dessous un extrait de Tartuffe, faux dévot hypocrite ; il manipule tellement bien Orgon pour séduire sa femme Elmire que celui-ci veut en faire son héritier et son futur gendre.

ORGON

Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,

Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.

Il attirait les yeux de l’assemblée entière

Par l’ardeur dont au Ciel il poussait sa prière ;

Il faisait des soupirs, de grands élancements,

Et baisait humblement la terre à tous moments...

Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,

Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.

Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même

Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême...

Molière répond par la voix de CLEANTE :

Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux

Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,

Que ces francs charlatans, que ces dévots de place,

De qui la sacrilège et trompeuse grimace

Abuse impunément et se joue à leur gré

De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré,

Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,

Font de dévotion métier et marchandise,

Et veulent acheter crédit et dignités

A prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés,

Ces gens, dis-je, qu’on voit d’une ardeur non commune

Par le chemin du Ciel courir à leur fortune,

Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,

Et prêchent la retraite au milieu de la cour,

Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,

Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices...

A2) Contre les nobles, princes et rois

- > « Ce ne sont que des seigneurs, qui, des pieds à la tête,

sont brillants et parés comme au jour d’une fête ;

ils surprennent la vue et nos près, au printemps

avec toutes leurs fleurs, sont bien moins éclatants.

Pour le prince, entre tous sans peine on le remarque,

et d’une stade loin il sent son monarque ;

dans toute sa personne il a je ne sais quoi

qui d’abord fait juger que c’est un maître roi…

Toute sa cour s’empresse à chercher ses regards

et l’on dirait un tas de mouches reluisantes

qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel. » (« Mélicerte »)

- > « - Qui va jouer le roi parmi vous ? – Voilà un acteur qui s’en démêle parfois. – Qui ? ce jeune homme bien fait ? Vous moquez-vous ? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre ; un roi morbleu ! qui soit entripaillé comme il faut ; un roi d’une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu’un roi d’une taille galante ! Voilà déjà un grand défaut…. Or sus, commençons. Figurez-vous donc premièrement que la scène est dans l’antichambre du roi ; car c’est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes. Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu’on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j’introduis… »

Extrait de « L’impromptu de Versailles »

« La noblesse de soi, est bonne ; c’est une chose considérable assurément : mais elle est accompagnée de tant de mauvaises circonstances, qu’il est très bon de ne point s’y frotter. »

Extrait de « Georges Dandin »

« Le mépris est une pilule qu’on peut avaler mais qu’on ne peut mâcher. »

« Les gens de qualité savent tout sans avoir jamais rien appris. »

Extrait de « Les précieuses ridicules »

« La naissance n’est rien où la vertu n’est pas. »

Extrait de « Dom Juan »

« Ils sont insupportables avec les impertinentes égalités dont ils traitent les gens. Car enfin, il faut qu’il y ait de la subordination dans les choses ; et ce qui me met hors de moi, c’est qu’un gentilhomme de ville de deux jours aura l’effronterie de dire qu’il est aussi bien gentilhomme que feu monsieur mon mari qui avait une meute de chiens courants et qui prenait la qualité de comte dans tous les contrats qu’il passait. »

Extrait de « La comtesse d’Escarbagnas »

D) Molière, écrivain de critique sociale

Complément : Corneille, La Fontaine, Molière... le théâtre contre le despotisme des Pères et la soumission des jeunes, des femmes

Durant des siècles, l’autorité paternelle et maritale a constitué un modèle de l’autorité absolue seigneuriale, patronale et royale. Le droit romain a légué cet héritage, sans cesse renouvelé, repensé ensuite. Ainsi, la Déclaration royale du 27 novembre 1639 stipule "Comme les mariages sont les séminaires de l’Etat, la source et l’origine de la société civile et le fondement des familles qui composent la république, qui servent de principe à former leurs polices, et dans lesquelles la naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de légitime obéissance des sujets envers leurs souverains."

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https://www.matierevolution.fr/spip...

Molière, magnifique artiste anticlérical et antiféodal

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Sur France culture en 10 épisodes d’une heure

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