Anatole France, écrivain républicain, proche de Zola et Jaurès

lundi 16 octobre 2023.
 

Feuilletant mes cahiers d’écolier des années 1950, je redécouvre avec plaisir l’importance d’Anatole France pour l’école laïque avant les lois scélérates des années 1960 et 1970. Combien de dictées et de "morales" terminent par sa signature ! Combien de livres sous son nom dans la grande armoire bibliothèque de la classe des grands (préparation du certificat d’études) !

Il est vrai que son style coule aussi clairement que les sources de l’Aubrac. Il est vrai aussi que son humanisme pétri de culture antique, sa référence fréquente aux auteurs des Lumières et en particulier à Voltaire, son constant recours aux "récits profitables", le prédestinaient à compter parmi les icônes de la laïque.

Considéré comme une "grande conscience universelle" au début du 20ème siècle, le voici cent ans plus tard relégué dans quelques pages d’histoire de la littérature au bas d’un rayonnage de bibliothèque rurale. Il brille par son absence par exemple dans :

- Histoire de la littérature française (deux tomes) éditée chez Nathan

- Anthologie de la littérature française et européenne (Nathan

- La littérature française de A à Z (Hatier 2012)

D’autres ouvrages le signalent seulement au détour d’une seule phrase comme dans l’Histoire de la littérature de Xavier Darcos éditée chez Hachette.

Il mérite beaucoup mieux !

A) Vie et engagement d’Anatole France

François Anatole Thibault, dit Anatole France, naît en 1844 à Paris. Esthète dilettante plutôt ancré à droite politiquement, rétif aux nouveautés (comme critique littéraire, il refuse des poèmes de Verlaine et Mallarmé), il acquiert une grande réputation comme journaliste (Le Temps, Le Globe, L’Univers illustré) et critique littéraire.

Passionné de culture antique et bon vivant, il préfère Dionysos, Vénus, les Muses et Epicure à la religion catholique opposée aux plaisirs et aux arts que colporte le royalisme clérical préfasciste. "Le vrai séjour des dieux en ce monde est l’âme des hommes vertueux".

Peu à peu, malgré son succès et la fortune qu’elle lui apporte, ses expériences de vie, sa culture, sa sensibilité et sa réflexion le font évoluer vers les combats d’un intellectuel progressiste engagé :

- contre les massacres d’Arméniens par les Turcs en 1894 1896

- aux côtés de Zola pour défendre Dreyfus

- contre les bagnes militaires

- cofondateur de la Ligue des Droits de l’Homme

- contre la répression tsariste en 1905

- pour la séparation de l’Eglise et de l’Etat

- contre l’antisémitisme

- en militant comme adhérent de la Libre Pensée

- pour les droits syndicaux

- en participant à la rédaction de L’Humanité aux côtés de Jean Jaurès ("Sur la pierre blanche" publié en feuilleton)

- en écrivant dans La guerre sociale après le déclenchement de la Première guerre mondiale

- soutien à la révolution russe dès 1917

- en manifestant sa joie dans la rue au lendemain de la victoire du Cartel des gauches en 1924.

- ...

Lors du meeting contre la barbarie coloniale du 30 janvier 1906 à Paris, il déclare : « Les Blancs ne communiquent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes. Non certes, nous ne croyons pas qu’il se commette sur cette malheureuse terre d’Afrique plus de cruautés sous notre pavillon que sous les drapeux des royaumes et des empires. Mais il nous importe à nous, Français, de dénoncer avant tout les crimes commis en notre nom. (...) Européens chrétiens, allons nous armer sans cesse contre nous en Afrique, en Asie, d’inextinguibles colères et des haines insatiables et nous préparer pour un avenir lointain sans doute, mais assuré, des millions d’ennemis ? »

B) Anatole France écrivain

Fils de libraire, salarié à la Bibliothèque du Sénat, propriétaire d’un grand nombre d’ouvrages, Anatole France a toujours vécu entouré de livres et mis sa grande culture au service de ses idées, généralement en faveur d’idées progressistes, clairement ancrées à gauche comme dans La Révolte des Anges, L’Ile des Pingouins...

Cependant, Anatole France s’affirme toujours comme un homme libre, à la manière de Camus. Républicain, il décrit pourtant défavorablement le Paris de 1793 et l’ombre de la guillotine dans son célèbre roman Les Dieux ont soif. Athée, il dénonce le système idéologique clérical ; il met aussi en garde contre le risque de s’enfermer dans une autre cohérence fermée, contre la croyance en "un Tout qui... procure sans faute la connaissance" (La Rôtisserie de la Reine Pédauque).

Le crime de Sylvestre Bonnard aurait pu s’intituler "La vie est ailleurs". Sylvestre homme poursuit le grand objectif de sa vie : publier une histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Son intérêt pour la jeune Jeanne lui permet de s’ouvrir à la vrai vie. Aussi, il termine avant de mourir un ouvrage sur les insectes et les fleurs mais pas celui sur les abbés.

Les désirs de Jean Servien décrit favorablement le milieu des exilés politiques et l’histoire de La Commune. L’analyse psychologique du jeune Servien peut être considérée comme un exemple intéressant du courant littéraire réaliste.

Le livre de mon ami raconte la découverte du monde par un enfant, Pierre Nozière. Certains de ces récits ont été étudiés en classe par des dizaines de millions d’élèves (Marcelle aux yeux d’or...).

Thaïs décrit l’Egypte du IVème siècle au moment où le christianisme impérial apeure le peuple dans la crainte du péché et de l’enfer pour mieux le plier aux intérêts privés de la classe dominante et de l’Eglise. L’évolution du moine Paphnuce au contact de l’ex courtisane Thaïs permet de comprendre le danger d’une morale qui refoule l’humain, de valoriser l’amour, la vie, la vérité, la beauté du monde réel, de mieux comprendre le chant qui s’élève : " Le bonheur est innocent" "La joie est permise"...

Le jardin d’Epicure se compose d’essais dans lesquels l’auteur exprime son scepticisme, en particulier en matière de moeurs puisqu’ils changent sans cesse au fil de l’histoire.

Vers des temps meilleurs bénéficie d’une présentation en première page dans le journal de la CGT (Le Peuple) en 1924.

L’île des pingouins

Liens vers quelques textes d’Anatole France mis en ligne sur notre site

Le Manuscrit d’un médecin de village (par Anatole France)

Je déteste moins les armées pour la mort qu’elles sèment que pour l’ignorance et la stupidité qui leur font cortège (Anatole France)

Révolutions et coups d’Etat (Anatole France)

Les écrits ci-dessous d’Anatole France sont extraits de l’Ile des Pingouins, oeuvre qui faisait encore partie des classiques du mouvement laïque et progressiste dans les années 1950.

Anatole France fait parler les représentants patronaux hostiles à l’impôt : " Ô Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Eglise. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède, dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand cœur jusqu’à ma chemise. Tous les Anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens ; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire qu’il commande. Or, ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup ; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches ; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas : ce serait une méchanceté gratuite. A prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux ; et vous vous priveriez au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un peu d’aide à chaque habitant, sans égard à son bien, vous recueillerez assez pour les besoins publics, et vous n’aurez pas à vous enquérir de ce que possèdent les citoyens, qui regarderaient toute recherche de cette nature comme une odieuse vexation. En chargeant tout le monde également et légèrement, vous épargnerez les pauvres, puisque vous leur laisserez le bien des riches. ..."

Contre le nationalisme : " ... les Pingouins vantent la pureté de leur race et ils ont raison, car ils sont devenus une race pure. Ce mélange de toutes les humanités, rouge, noire, jaune, blanche, têtes rondes, têtes longues, a formé, au cours des siècles, une famille humaine suffisamment homogène et reconnaissable à certains caractère dus à la communauté de la vie et des mœurs. " ... " Cette idée qu’ils appartiennent à la plus belle race du monde, et qu’ils en sont la plus belle famille, leur inspire un noble orgueil, un courage indomptable et la haine du genre humain. " p 105 En deux petits paragraphes, Anatole France nous donne ici une juste idée de la réalité que recouvre ce que certains appellent race et les effets de cette certitude d’être les meilleurs. Il s’ensuit naturellement que " La vie d’un peuple n’est qu’une suite de misères, de crimes, et de folies. Cela est vrai de la nation pingouine comme de toute les nations. A cela près, son histoire est admirable d’un bout à l’autre".

La loi comme expression du droit du plus fort : Les Pingouins se querellent et se battent, Maël en demande la raison à un de ses compagnons. " Par esprit d’association, mon père, et prévision de l’avenir. Car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces Pingouins que vous voyez, ô maître, s’approprient des terres. - Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence ? demanda le vieillard. ... " Ils créent le droit ; ils fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’Etat. - Comment cela ? demanda le vieillard Maël. - En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos Pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats." Suit l’histoire du grand Pingouin : " ... un grand Pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit Pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria : Ton champ est à moi ! Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit Pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée de ses mains. " A ce spectacle, Maël s’effare, parle de crime, son compagnon le reprend : "- Prenez garde, mon père, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand Pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. ..."

Anatole France contre les carriéristes qui, au nom de prétendus grands sentiments, évitent toujours de s’engager : " Ce qui était plus triste pour les gens de cœur, c’était l’aspect de ces cafards qui, de peur des coups, se tenaient à distance égale des deux camps, et, tout égoïstes et lâches qu’ils se laissaient voir, voulaient qu’on admirât la générosité de leurs sentiments et la noblesse de leur âme ; ils se frottaient les yeux avec des oignons, se faisaient une bouche en gueule de merlan, se mouchaient en contrebasse, tiraient leur voix des profondeurs de leur ventre, et gémissaient : " Ô Pingouins, cessez ces luttes fratricides ; cessez de déchirer le sein de votre mère !" comme si les hommes pouvaient vivre en société sans disputes et sans querelles, et comme si les discordes civiles n’étaient pas les conditions nécessaires de la vie nationale et du progrès des mœurs, pleutres hypocrites qui proposaient des compromis entre le juste et l’injuste, offensant ainsi le juste dans ses droits et l’injuste dans son courage. L’un de ceux-là, le riche et puissant Machimel, beau de couardise, se dressait sur la ville en colosse de douleur ; ses larmes formaient à ses pieds des étangs poissonneux et ses soupirs y chaviraient les barques de pêcheurs. "

Anatole France décrit l’apogée du capitalisme sur l’île des Pingouins : "La Pingouinie se glorifiait de sa richesse. Ceux qui produisaient les choses nécessaires à la vie en manquaient ; chez ceux qui ne les produisaient pas, elles surabondaient. " Ce sont là, comme le disait un membre de l’Institut, d’inéluctables fatalités économiques." Le grand peuple pingouin n’avait plus ni traditions, ni culture intellectuelle, ni arts. Les progrès de la civilisation s’y manifestaient par l’industrie meurtrière, la spéculation infâme, le luxe hideux. Sa capitale revêtait comme toutes les grandes villes d’alors, un caractère cosmopolite et financier : il y régnait une laideur immense et régulière. Le pays jouissait d’une tranquillité parfaite. C’était l’apogée."


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