Turquie : La France doit protéger Pinar Selek

mercredi 29 janvier 2014.
 

François Hollande est arrivé, lundi 27 janvier en Turquie pour une visite d’Etat, la première d’un Président de la République Française dans ce pays depuis vingt-deux ans. Cette visite intervient au moment où le gouvernement turc traverse une crise politique et judiciaire sans précédent. En effet, les événements de la place Taksim en 2013 sont encore dans toutes les mémoires et récemment, trois ministres proches de R. Erdogan, rattrapés par des affaires de corruption, ont dû démissionner. Par ailleurs, la mobilisation en France autour de la sociologue Pinar Selek , qui vit en exil à Strasbourg après sa condamnation à vie au cours d’un procès où la justice a été bafouée, ne faiblit pas. Les deux co-présidents du Parti de Gauche, Martine Billard et Jean-Luc Mélenchon, ont écrit à François Hollande pour lui demander de relayer auprès des autorités turques, l’émoi suscité en France par la situation de Pinar Selek ainsi que de faire valoir nos valeurs de justice et de démocratie auprès de ses interlocuteurs.

Monsieur le Président de la République,

Nous vous interpellons au sujet de Madame Pinar Selek, citoyenne Turque.

Chercheuse en sociologie à l’Université de Strasbourg, écrivaine mais aussi militante engagée dans les mouvements féministes et pacifistes, Madame Pinar Selek a été condamnée à la prison à vie le 24 janvier 2013 par la justice de son pays. Ses travaux de sociologie sur la situation kurde lui ont valu la rancoeur des autorités. Elle a donc été accusée d’avoir perpétré un attentat, rien de moins. Non seulement aucun lien avec elle n’a jamais été prouvé mais il est avéré que l’attentat cité n’était qu’un accident sans aucune signification politique ou autre.

Les irrégularités de son procès ont d’ailleurs été dénoncées par les experts auprès du parlement européen.

Depuis des années, elle fait l’objet d’un véritable harcèlement politico-judiciaire, qui l’a conduite à passer deux ans et demi en prison en Turquie avant d’être libérée en 2000. Elle a été acquittée trois fois : en 2006, 2008 et 2011. Chaque fois la décision d’acquittement a été cassée par la Cour Suprême turque. Cette nouvelle condamnation, à l’issue d’un procès très politique, montre l’acharnement du gouvernement turc à son encontre. Un acharnement qui se poursuit aujourd’hui avec la demande auprès d’Interpol d’un mandat d’arrêt international et la récente demande de procédure d’extradition.

Lorsque la justice sert ainsi des intérêts politiques, toute cause ainsi desservie devient l’affaire de tous. Nous estimons que son combat doit être celui de la France ou elle est réfugiée et pourrait être le vôtre.

La communauté universitaire strasbourgeoise, unanime, lui a déjà apporté son soutien par la voix de son Président, Monsieur Alain Beretz et une délégation d’universitaires s’est rendue à son procès, à Istanbul, en janvier dernier.

Votre parti et votre gouvernement ont également soutenu le combat de Pinar Selek jusqu’à ce jour. La France lui a d’ailleurs accordé le statut de réfugié politique qui la protège pour le moment, de toute extradition.

Cependant, nous estimons que cela ne suffit pas. Il est temps que l’Etat Français rassure Pinar Selek et prenne position officiellement en affirmant qu’elle ne pourra jamais être inquiétée en France.

Nous nous adressons à vous aussi car vous séjournerez en Turquie fin janvier pour y rencontrer les autorités turques. Ce voyage sera le premier séjour officiel d’un Président de la République Française depuis la visite du président socialiste François Mitterrand en avril 1992. Nous vous demandons de relayer l’émoi suscité en France, par la situation de Madame Selek et de faire entendre les valeurs de justice et de la liberté qui sont au fondement de notre République.

Veuillez accepter, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre considération.

Martine Billard Jean-Luc Mélenchon

A) Pinar Selek, sociologue  : torturée, exilée, et toujours pourchassée

Par Frédéric Neyrat, sociologue, membre de Champ Libre aux Sciences Sociales

François Hollande est en visite officielle en Turquie. L’honorerait d’obtenir que cesse l’acharnement dont Pinar Selek fait l’objet de la part de l’État turc. Revenons sur cette chronologie judiciaire proprement kafkaïenne.

C’est en juillet 1998, à la sortie d’un atelier artistique qu’elle anime pour les enfants des rues d’Istanbul, que Pinar Selek est arrêtée. Elle a vingt-sept ans, elle est sociologue, féministe, militante de toutes les minorités et contre toutes les exclusions. La police veut les noms des personnes qu’elle a interviewées dans le cadre d’une recherche qu’elle mène sur le mouvement kurde. Des noms, contre sa libération.

Pinar Selek refuse ce chantage, en militante, en sociologue. C’est alors l’enchaînement  : torture, prison… et inculpation monstrueuse. Le 9 juillet 1998, une explosion avait fait sept morts au marché aux épices  : elle est accusée d’y avoir placé une bombe sur la foi d’aveux, obtenus sous la torture, de son soi-disant complice. Il se rétractera un peu plus tard et les expertises montreront très vite que l’explosion est accidentelle (une bouteille de gaz)  : elle restera pourtant en prison deux ans et demi avant d’être renvoyée devant le tribunal l’année suivante.

En 2006, c’est l’acquittement, au terme de huit années d’épreuves  : torture, prison, accusation de crime et verdict… après cinq  ans de procès. Huit longues années d’épreuves dont nul ne peut sortir indemne. Le calvaire ne fait pourtant que commencer. Le procureur, au nom de l’État, fait appel de la décision d’acquittement. Nouveau procès d’assises en 2008  : nouvel acquittement, immédiatement remis en cause par la Cour de cassation.

Pinar Selek quitte alors la Turquie, répondant à l’invitation du Pen Club allemand. Le tribunal devant lequel l’affaire est renvoyée en 2011 l’acquitte à nouveau mais ce verdict d’acquittement est de nouveau cassé. Le quatrième procès, devant le même tribunal (dont la composition a été opportunément remaniée), sans autres éléments que les accusations infondées de crime terroriste, permettra à l’État turc d’obtenir enfin la condamnation de Pinar Selek. Une condamnation à perpétuité  !

La France a accordé dans la foulée l’asile politique à Pinar Selek, qui y vit depuis 2011 et y termine sa thèse. Une protection juridique qui ne met pas fin à l’épreuve. Épreuve de l’innocence déniée. Épreuve de l’exil. Épreuve de l’impossibilité du retour en Turquie mais désormais aussi de l’impossibilité de sortie du territoire français.

Les autorités turques n’en ont pourtant pas fini avec Pinar Selek, elles qui ont engagé, fin décembre 2013, une procédure pour obtenir son extradition. Une procédure qui n’a, heureusement, pas de chance d’aboutir mais qui permet au chef de gouvernement turc, Recep Tayyip Erdogan, empêtré dans des affaires de corruption qui touchent ses ministres et ses proches, de détourner l’attention et de tenter de remobiliser l’opinion en dénonçant à la fois le complot extérieur et l’ennemi intérieur.

Pinar Selek est la figure honnie à la fois des ultranationalistes, présents dans l’appareil d’État, et des islamistes (que l’on ne peut plus qualifier de modérés) au pouvoir  : c’est là l’explication de l’acharnement judiciaire et politique dont elle est victime depuis 1998.

Elle sera toujours pour eux coupable. Coupable d’être turque et de soutenir la revendication kurde. Coupable d’être une femme et une féministe. Coupable d’être hétérosexuelle et de se mobiliser pour la défense des droits des minorités sexuelles, gays, lesbiennes, travestis, transsexuels. Coupable d’être une sociologue, analyste des conservatismes de la société turque (son travail sur l’armée est remarquable), et une militante, engagée dans ces luttes sociales et environnementales qui se développent en Turquie, comme l’a montré la mobilisation, en juin dernier, de la place Taksim à Istanbul. Un mouvement large et pluriel, qui s’est étendu à toute la Turquie et a fait vaciller les forces conservatrices turques. Les autorités y ont répondu par la répression.

Cette répression-là et l’acharnement dont fait l’objet Pinar Selek sont bien intrinsèquement liés.

Frédéric Neyrat


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