Comment s’accomplit une révolution ? Révolution française et révolution socialiste (Jean Jaurès)

dimanche 7 novembre 2010.
 

Une société n’ entre dans une forme nouvelle que lorsque l’ immense majorité des individus qui la composent réclame ou accepte un grand changement.

Cela est évident pour la révolution de 1789. Elle n’ a éclaté, elle n’ a abouti que parce que l’ immense majorité, on peut dire la presque totalité du pays, la voulait. Qu’ étaient les privilégiés, haut clergé et noblesse, en face du tiers-état des villes et des campagnes ? Un atome : deux cent mille contre vingt-quatre millions ; un centième. Et encore le clergé et la noblesse étaient divisés, incertains. Il y a des privilèges que les privilégiés renoncent à défendre. Eux-mêmes doutaient de leurs droits, de leurs forces, et semblaient se livrer au courant. La royauté même, acculée, avait dû convoquer les états-généraux, tout en les redoutant.

Quant au tiers-état, au peuple immense des laboureurs, des paysans, des bourgeois industriels, des marchands, des rentiers, des ouvriers, il était à peu près unanime. Il ne se bornait pas à protester contre l’ arbitraire royal ou le parasitisme nobiliaire. Il savait comment il y fallait mettre un terme. Les cahiers s’ accordent à proclamer que l’ homme et le citoyen ont des droits, et qu’ aucune prescription ne peut être invoquée contre ces titres immortels. Et ils précisent les garanties nécessaires : le roi continuera à être le chef du pouvoir exécutif, mais c’ est la volonté nationale qui fera la loi. Cette volonté souveraine de la nation sera exprimée par des assemblées nationales permanentes et périodiquement élues. -l’ impôt ne sera exigible que si les assemblées de la nation l’ ont voté. Il frappera également tous les citoyens. Tous les privilèges de caste seront abolis. Nul ne sera exonéré de l’ impôt. Nul n’ aura un droit exclusif de chasse. Nul ne relèvera de tribunaux spéciaux. Même loi pour tous, même impôt pour tous, même justice pour tous. -les droits féodaux contraires à la dignité de l’ homme, ceux qui sont le signe d’ un antique servage seront abolis sans indemnité. Ceux qui grèvent et immobilisent la propriété rurale seront éliminés par le rachat. -tous les emplois seront accessibles à tous et les plus hauts grades de l’ armée seront ouverts au bourgeois et au paysan comme au noble. -toutes les formes de l’ activité économique seront également ouvertes à tous. Pour entreprendre tel ou tel métier, créer telle ou telle industrie, ouvrir telle ou telle boutique, il ne sera plus besoin ni d’ une permission corporative, ni d’ une autorisation gouvernementale.

Les corporations elles-mêmes cesseront d’ exister ; et par conséquent l’ église, maintenue comme service public, cessera d’ avoir une existence corporative. Elle cessera par conséquent d’ avoir une propriété corporative. -et le domaine d’ église, les milliards de biens fonciers qu’ elle détient, n’ ayant plus de propriétaires, puisque la corporation possédante est dissoute, feront de droit retour à la nation, sous réserve par celle-ci d’ assurer le culte, l’ enseignement et l’ assistance.

Il est bien vrai que la révolution dut recourir à la force : 14 juillet, 10 août : prise de la Bastille, prise des tuileries. Mais, qu’ on le note bien, la force n’ était pas employée à imposer à la nation la volonté d’ une minorité. La force était employée au contraire à assurer contre les tentatives factieuses d’ une minorité la volonté presque unanime de la nation. Au 14 juillet, c’ est contre le coup d’ état royal ; au 10 août, c’ est contre la trahison royale que marche le peuple de Paris ; et il portait en lui le droit, la volonté de la nation. Ce n’ était pas par soumission stupide au fait accompli que toute la France acclamait le 14 juillet, que presque toute la France ratifiait le 10 août. C’ est uniquement parce que la force d’ une partie du peuple s’ était mise au service de la volonté générale trahie par une poignée de privilégiés, de courtisans et de félons. Ainsi le recours à la force ne fut nullement un coup d’ audace des minorités, mais la vigoureuse sauvegarde des majorités.

Il est vrai encore que la révolution fut conduite au delà de ses revendications premières et de son programme initial. Aucun des révolutionnaires, en 1789, ne prévoyait, aucun ne souhaitait la chute de la monarchie. Le mot même de république était presque inconnu, et, même au 21 septembre 1792, même quand la convention abolit la royauté, l’ idée de république n’ avait pas cessé tout à fait de faire peur. Mais ce n’ est pas sous les coups d’ une minorité passionnée, ce n’ est pas sous des formules de philosophie républicaine que la royauté tomba. Elle ne fut perdue que lorsqu’ il devint évident à presque toute la nation, après des épreuves répétées, après le coup d’ état royal du 20 juin 1789, après le 14 juillet, après la fuite à Varennes, après l’ invasion, que la royauté trahissait à la fois la constitution et la patrie.

La royauté ne tomba que lorsque la contradiction apparut, violente, insoluble, entre la royauté et la volonté générale de la nation. Ainsi c’ est la logique même de la volonté générale, et non un coup de minorité, qui élimina la monarchie. Il est bien vrai en effet que les hommes de la révolution n’ avaient pas prévu toutes les conséquences économiques et sociales qui sortiraient d’ elle. Mirabeau croyait par exemple que la suppression des monopoles royaux et des privilèges corporatifs susciterait, dans le monde nouveau, une légion de petits producteurs, d’ artisans indépendants. Il ne semble pas avoir suffisamment pressenti la grande évolution capitaliste de l’ industrie. Mais d’ autres étaient plus clairvoyants, et la Gironde, notamment, avait prévu, suivant une expression du temps, que la richesse et la production formeraient comme de grands fleuves, qu’ on essaierait en vain de disséminer en de multiples filets d’ eau.

En tout cas, si la révolution ne savait pas exactement quelles seraient les conséquences médiates, lointaines du régime économique et social institué par elle, si elle ne pressentait clairement ni le capitalisme avec ses combinaisons, ses audaces et ses crises, ni la croissance antagoniste du prolétariat, elle savait quel régime elle voulait instituer. Ce qui aidait la France révolutionnaire de 1789 à concevoir clairement et à vouloir fortement, c’ est que les nouveautés les plus hardies réclamées par elle avaient ou des précédents ou des modèles précis dans la réalité.

Sans doute la croissance économique de la bourgeoisie industrielle et marchande au dix-septième et au dix-huitième siècle, la grande philosophie humaine du dix-huitième avaient donné aux esprits une audace et un élan jusque-là inconnus. Pourtant, le souvenir des états-généraux de 1614, malgré ce long intervalle de deux siècles de despotisme, était pour les hommes de 1789 une lumière et une force. La nation n’ allait pas tout à fait vers l’ inconnu ; elle renouait, en l’ agrandissant, en l’ adaptant aux conditions modernes, une tradition nationale.

Et au point de vue économique, agricole et industriel, elle ne créait pas des types inconnus de propriété et de travail. Elle abolissait les maîtrises, les jurandes, les corporations. Mais déjà il y avait des régions entières, il y avait des industries particulièrement progressives qui étaient affranchies du régime corporatif. Dans les faubourgs de Paris, notamment, si animés, si industriels, le régime corporatif n’ existait pas. Depuis plusieurs générations, la production capitaliste naissante, avec la concurrence presque illimitée, avec les combinaisons multiples des sociétés en commandite et des sociétés par actions, s’ affirmait et croissait à côté de la production corporative. De même, dans l’ ordre agricole, nombreuses étaient les propriétés paysannes affranchies de prélèvement féodal. Le type du propriétaire paysan libre de redevance et indépendant, sauf peut-être du droit seigneurial de chasse, s’ était déjà dégagé sous l’ ancien régime. C’ est donc par l’ agrandissement, par la multiplication d’ exemplaires précis et connus que procéda la révolution.

Pour la transformation de l’ église, la révolution était servie par des analogies très fortes et par des précédents très vigoureux. L’ armée, la justice, après avoir été des institutions féodales, étaient devenues, pour une large part, des institutions d’ état. Pourquoi l’ église n’ aurait-elle pas cessé d’ être une caste corporative pour devenir une institution d’ état ? De plus, dès l’ ancien régime, la propriété d’ église était considérée comme une propriété d’ un ordre spécial et soumise à l’ état. La révolution a invoqué souverainement la fameuse ordonnance royale de 1749, qui interdisait l’ accroissement de la mainmorte d’ église par libéralité testamentaire. Ainsi soumise à l’ état, la propriété d’ église était comme prête à la nationalisation. Ici encore, la révolution avait des points d’ appui précis et résistants.

Ce n’ est donc pas dans des aspirations confuses qu’ en 1789 se rencontrèrent les esprits, mais au contraire dans les affirmations les plus nettes, les plus précises. C’ est dans la lumière pleine, c’ est dans la souveraine précision de l’ esprit français formé par le dix-huitième siècle que se fit l’ accord des volontés. Et la révolution de 1789 fut l’ oeuvre d’ une majorité immense et consciente.

De même, et plus certainement encore, ce n’ est pas par l’ effort ou la surprise d’ une minorité audacieuse, c’ est par la volonté claire et concordante de l’ immense majorité des citoyens, que s’ accomplira la révolution socialiste.

Extrait de "Evolution révolutionnaire"


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