"68 Année 0" Un bon film d’Arte, trop limité au désenchantement individuel

samedi 20 décembre 2008.
 

Le film que nous venons de voir introduit l’histoire et le bilan de 1968 sous un angle seulement individuel, revendiqué dès le début :

Avoir fait 68, c’est quoi ? c’est être fait de quoi ?

Vicky l’Italienne, Eva l’Allemande, Yves le Français apportent une :

1ère réponse, l’Antifascisme

Ils insistent sur le fait que durant les années 1965 à 1968 les jeunes les plus politisés du mouvement étaient issus de familles qui avaient combattu le fascisme, qui avaient particulièrement souffert du fascisme.

Je confirme. La majorité des dirigeants nationaux que j’ai côtoyés étaient issus de familles juives communistes d’Europe de l’Est qui avaient effectivement beaucoup souffert du fascisme. J’avais opéré le même constat dans l’Aveyron et à Toulouse entre 1966 et 1968, avec une forte présence d’enfants de combattants républicains espagnols, de vrais Résistants, d’internationalistes et juifs pourchassés, de familles très engagées syndicalement et à gauche.

2ème réponse La peur d’une résurgence de régimes autoritaires et du fascisme

Marquée par les souvenirs de ses parents et grands parents, la jeune génération voit dans les nombreux coups d’état militaires pro-américains des années 1950, 1960 et début 1970 une résurgence de la fécondation du fascisme des années 1920 et 1930 par le grand capital international.

Nous comprenions les régimes autoritaires mis en place, la répression policière des manifestations, les attentats provocateurs, la collusion entre néofascistes et Etat, les lois liberticides et antisociales de cette époque comme d’une part la remise en cause des acquis durement gagnés à la Libération, d’autre part un glissement vers l’autoritarisme et même, peut-être le fascisme si rien ne s’y opposait.

L’analyse souvent partagée, c’est que les USA et leurs alliés veulent profiter de l’affaiblissement de l’URSS (masqué par une prétendue "coexistence pacifique") pour imposer la loi des multinationales et du capital financier sur la planète. Pour parvenir à cet objectif, aucun coup d’état, aucun crime contre l’humanité, aucun génocide même n’est exclu.

Dans le documentaire "68 Année 0", Eva Quistorp rappelle que le mouvement étudiant allemand SDS analysait comme une résurgence du fascisme les lois d’urgence du printemps 1968 dont l’article 10 par exemple prévoyait des limitations du secret de la correspondance, du secret de télécommunication et du secret postal pour protéger l’ordre constitutionnel libéral et démocratique. La liberté d’aller et venir (art. 11) et la liberté professionnelle pouvaient également être restreintes dans certaines conditions.

Eva comme Vicky rappellent que la majorité des adultes allemands et italiens avaient vécu sous Hitler et Mussolini, de même pour la France avec le soutien au régime pétainiste, au moins au début. Face à leur mode de pensée, notre discours s’ancrait sur les aspirations d’émancipation humaine et sur l’anti-autoritarisme.

3ème réponse : Une conception du monde hantée par la complémentarité entre capitalisme « libéral », militarisme et fascisme

Nous savions tous le rôle du grand capital dans l’accession du fascisme au pouvoir en Italie comme en Allemagne, en Autriche comme au Portugal, etc. Pourquoi cela ne recommencerait-il pas si ses intérêts étaient à nouveau en jeu en Europe. Or, le poids de ce grand capital n’a pas régressé en Europe, au contraire.

Nous savions tous l’alliance de la droite, particulièrement les libéraux, avec les fascistes. En France, tous les députés de droite sauf un avaient été capables de voter légalement en 1940 la mise en place de la dictature pétainiste puis de couvrir légalement le coup d’état gaulliste de 1958. Pourquoi leur faire confiance ?

Nous savions tous l’utilisation du nationalisme guerrier par la presse capitaliste pour dévoyer les aspirations populaires vers la haine de l’étranger, vers la guerre

Ses souvenirs comme les réalités de l’époque nous conduisaient à une analyse de la période mondiale comme un tournant où l’humanité avait trois grands choix possibles :

-  domination capitaliste avec divers risques dont la guerre et le fascisme

-  domination stalinienne symbolisée par les goulags

-  émancipation collective, individuelle et citoyenne que nous considérions, à juste titre porter.

Cette formulation politique des enjeux générait une politisation très forte des militants qui apparaît peu dans le documentaire que nous venons de voir.

4ème réponse : des militants très politisés au cœur de la jeunesse. Exemple : La fondation des Comités d’Action Lycéens

Dans les années 1956 à 1965, de premiers réseaux se constituent dans la jeunesse sur des positions essentiellement internationalistes, antifascistes (affrontements contre l’extrême droite dans les lycées et facultés durant la guerre d’Algérie), anticapitalistes et antistaliniennes.

Dans les années 1965 à 1968 en France, toutes les organisations de jeunesse connaissent une radicalisation politique et une forte contestation de l’ordre établi. C’est le cas dans l’UNEF, grand syndicat étudiant à l’époque mais aussi dans la Jeunesse Etudiante Chrétienne, dans les Equipes Unionistes protestantes, les Jeunesses Socialistes, les Etudiants du PSU etc. Pour l’histoire de 1968 en France et particulièrement des Comités d’Action Lycéens, c’est la crise du Mouvement de la Jeunesse Communiste qui présente la plus grande importance.

En 1965 puis 1966, tous les groupes de jeunes et individus considérés déviants par rapport à la ligne de la direction du Parti Communiste sont exclus. C’est le cas de jeunes des lycées parisiens Decour, Turgot, Henri IV qui animent un “ Comité d’information et d’action pour le soutien à la lutte du peuple Vietnamien ”. Exclus du MJCF en septembre 1966, ils adhérent aux Jeunesses Communistes Révolutionnaires naissantes et fondent des Comités Vietnam Lycéens. Le 13 décembre 1967, ils animent une grève majoritaire dans les classes terminales contre le projet de loi Fouchet de renforcement de la sélection à l’Université.

Suite à la grève du 13 décembre, un élève de seconde nommé Romain Charpentier dit Goupil est exclu du lycée Decour. Ses copains, essentiellement membres des JCR comme Michel Récanati, créent les Comités d’Action Lycéens pour la réintégration de Romain mais aussi sur un programme contre les lycées casernes. Première victoire : Romain Goupil est réintégré sur le lycée Voltaire.

5ème réponse Des trajectoires individuelles et la naissance d’une petite génération politique

Avoir fait 68, c’est quoi ? c’est être fait de quoi ? La part des trajectoires individuelles est évidente mais s’intègre dans un processus général.

Pour ce qui me concerne, j’ai fait partie :

-  des quelques lycéens dont le groupe lié au PCF à l’origine s’en est séparé

-  En 1967, j’ai cofondé un groupe et l’avons nommé Le Pavé

-  Informé par le réseau JCR de ce qui se passait dans les lycées parisiens, j’ai fondé un Comité d’Action Lycéen sur Rodez qui a rapidement essaimé sur tous les lycées du département.

Le vendredi 3 mai 1968, le premier affrontement important entre jeunes et CRS, la première barricade sont essentiellement assumés par des lycéens. L’extrême droite ayant brûlé le local de l’UNEF à la Sorbonne, un meeting de protestation a été convoqué pour ce jour-là.

L’extrême droite marche en commando vers la Sorbonne pour, prétend-elle, attaquer ce meeting. En fait, la police intervient en premier, boucle la Sorbonne avant l’arrivée de l’extrême droite et décide d’embarquer tous les étudiants antifascistes présents. Elle le fait très lentement en raison du nombre de jeunes dont toutes les personnalités du mouvement étudiant, de l’UNEF et d’extrême gauche, pour un nombre limité de cars de CRS. Elle le fait avec des méthodes fréquemment musclées. Peu à peu des lycéens sortant de leur établissement se groupent, sont rejoints par des jeunes sortant des bistrots du quartier latin.

Dans leur livre Génération, les auteurs décrivent ainsi la première barricade : Sur ce barrage haut de trente centimètres, franchissable sans effort, une haie humaine se dresse. Ils sont jeunes, très jeunes, inexpérimentés mais résolus. Lorsque la police charge, ils ne s’enfuient guère, ils résistent, bombardent, contre-attaquent avec une rage froide, une haine imprévisible. . Aux alentours de 20h, les grenades de la police pilonnent l’artère vitale du quartier latin. Puis les brigades spéciales foncent, bidule au poing… Les ultimes émeutiers se dispersent. Ils ont tenu presque quatre heures. L’espace d’une soirée, les bâtons des « gardiens de la paix » suscitent des milliers d’enragés. C’est alors que j’ai compris ce qu’est un bon militant politique. Demandant aux copains qui venaient de vivre cette aventure si on préparait la grève pour le lundi 6 mai, il me fut répondu « Surtout pas ! les matraquages du quartier latin vont susciter une solidarité profonde de la jeunesse du pays. Dans les lycées, profitons-en pour informer, expliquer, renforcer les CAL, améliorer notre liaison et préparer les jours suivants. « 

6ème réponse : Une génération plongée dans le combat politique 24h sur 24

Ce constat-là relève de l’évidence, non pas sur quelques jours mais sur quelques mois pour des dizaines de milliers, une dizaine d’années pour quelques milliers, sur toute la vie pour quelques-centaines.

Yves Cohen affirme « Petit à petit, j’ai vécu 24h sur 24 dans la politique… Tout se discutait dans le politique ; tous les aspects de la vie prenaient un caractère politique ». Plus loin, il apporte un témoignage extrêmement important quant aux personnalités générées par un tel combat entre 16 et 19 ans : « la difficulté à ressentir les choses de la vie de façon émotive ». « La force de l’investissement politique marque particulièrement les rêves ».

Vicky résume bien cette force du combat politique dans sa vie devant ses archives étalées sur une table « Je n’ai pas gardé les lettres d’amour ; j’ai gardé le politique »

Eva se rappelle qu’elle ne se permettait aucune journée de repos « J’avais le sentiment de faire partie d’une révolution allemande. Je ne partais pas en vacances pour être toujours présente dans la révolution. IL ne se passait pas un jour sans une initiative importante. »

Petr Uhl ajoute « Chaque journée apportait une quantité d’évènements nouveaux et on s’en nourrissait. » Après l’intervention des chars russes « j’ai pris conscience que moi, je ne me soumettrai pas… J’étais un citoyen ; je suis devenu un homo politicus. C’est pour moi comme le fil unique de ma vie ».

« En mars 1968, j’avais adhéré à une organisation internationale d’extrême gauche. Notre dénominateur commun était un socialisme démocratique ».

7ème réponse : Une jeune génération sans complexe, étincelle d’une crise révolutionnaire dont la grève générale des salariés constitue le fondement

Vicky délivre une analyse tout à fait exacte sur la place des jeunes durant l’explosion de la crise révolutionnaire « Les jeunes n’avaient pas le goût de la défaite dans la bouche. Quand ils ont explosé, toutes les structures syndicales et politiques ont explosé ».

Petr Uhl témoigne de la libération soudaine des relations humaines « Contact différent entre dirigeants et personnes de la rue. Les gens parlaient beaucoup dans la rue. La société était touchée en profondeur par un sentiment de liberté et d’espoir.

Jean-Paul Gitta, ouvrier de Peugeot, décrit « l’ambiance extraordinaire, géniale, un feu d’artifice ; je n’avais pas assez de mes yeux pour m’imprégner. De vieux militants arrivaient « Enfin, j’aurais vécu ça dans ma vie ». Le drapeau ouge flottait sur le bâtiment occupé. Les gens s’occupaient ; certains écrivaient des poèmes. J’étais bien dans ma boîte. Rien ne pouvait se faire sans demander notre avis. Quand les CRS et Gardes mobiles ont réoccupé l’usine, l’ambiance était insurrectionnelle ».

Yves Cohen insiste lui sur « les groupes de paroles autour des affiches… les rencontres instantanées, même fugaces … la possibilité de discuter de tout entre des gens parfaitement inconnus ». 8ème réponse : Une génération perdue ?


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