Qu’est donc la Ligue devenue ? – « revenir sur ce qu’a représenté la LCR et sur sa fin »

jeudi 19 février 2015.
 

Dans cet article paru dans le dernier numéro de Contretemps, Antoine Artous et Francis Sitel analysent la trajectoire politique de la LCR (Ligue communiste révolutionnaire), de la chute du bloc de l’Est jusqu’à la fondation du NPA en 2009. Ils reviennent en particulier sur les débats tactiques et stratégiques qui marquèrent la LCR lors des années 2000 et sur la « séquence décisive » (2007-2009), qui aboutit au choix - alors largement majoritaire au sein de la LCR - de s’engager dans la construction d’un nouveau parti.

La Ligue, c’est ainsi qu’on l’appelait, c’était la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), créée en 1975, suite à la dissolution de la Ligue communiste (LC) [1]. La Ligue communiste avait été fondée, comme section française de la IVe Internationale, en janvier 1969, sur la lancée du mai-juin 1968. Elle fut sans doute la plus importante des organisations d’extrême gauche en France. En 2008, la Ligue décidait d’un processus devant conduire à sa dissolution dans une nouvelle organisation qui allait se créer à son initiative : le Nouveau parti anticapitaliste (NPA). Celui-ci était fondé en février 2009 lors d’un congrès, après que dans le même lieu un congrès de la LCR eut décidé de la dissolution de celle-ci. Le NPA revendiqua alors 9 123 cartes de membres fondateurs, soit environ trois fois plus que les militants de la LCR.

Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur un constat d’échec du NPA. Et la Ligue paraît effacée de l’histoire. Les forces militantes qui ont constitué cette organisation sont dispersées, certains militants se sont écartés de l’action politique organisée, d’autres sont au NPA, mais ce dernier a majoritairement rompu son attache avec le passé de la LCR, et en plusieurs vagues de nombreux militants ont rejoint le Front de gauche, et à présent pour la plupart d’entre eux au sein de celui-ci le mouvement Ensemble. Toute cette histoire relevant du passé, certains considèreront qu’il n’est pas utile d’y revenir.

Peut-être ! Pourtant, dès lors que le sentiment d’un immense gâchis politique est très largement partagé, laisser la réflexion sur ce qui s’est passé tomber dans un trou noir de l’histoire ne risque-t-il pas de générer d’autres dégâts ? En effet, il est difficile de faire le point sur l’extrême gauche et la gauche radicale en France (voire en Europe) en passant l’histoire de la Ligue aux pertes et profits. Voilà pourquoi il nous paraît nécessaire de reprendre la question à nouveaux comptes. Précisons qu’un tel retour historique ne saurait être en ce qui nous concerne dissocié de positions et d’interprétations politiques, du fait que nous avons participé aux discussions d’alors de la LCR, en y défendant des orientations minoritaires [2]. Elles sont d’ailleurs pour partie reprises ici.

Il ne peut s’agir de revenir sur toute l’histoire de la LCR, ce qui obligerait à être par trop elliptique et donc simplificateur, mais de concentrer l’approche sur la séquence 2007-2008, telle que marquée par cette dissolution et la création du NPA. Même si une périodisation plus importante est indispensable pour lui donner sens. Non pas en aval, puisque très vite le NPA connaîtra une série de crises, qui n’ont pas conduit à sa disparition mais qui ouvrent une autre histoire. D’autant que le lien programmatique avec la Ligue a été rompu, ce qui au demeurant avait été inscrit dans le logiciel du NPA. En revanche, en amont, il convient de remonter au moins vers 1995, année qui a vu en France s’ouvrir un cycle de résistances antilibérales et de radicalisation politique, lequel s’inscrivait dans un cadre international.

Changement de période historique

Avec l’effondrement du Mur de Berlin et ensuite l’implosion de l’URSS, tout le monde eut conscience que l’histoire basculait et qu’un changement de période historique s’opérait. La période est celle désignée par Éric J. Hobsbawm comme « court xxe siècle », qui va de la révolution d’Octobre 1917 à cet écroulement dudit « socialisme réellement existant » [3].

Mais une chose est cette conscience, qui fut immédiate et très générale, autre chose l’appréhension de la portée de cet événement, qui allait conduire au discrédit de la référence au socialisme et au communisme, et la capacité à en tirer les conséquences pertinentes pour l’action politique. Avant cette grande rupture historique, les deux septennats de François Mitterrand avaient obligé la LCR à bouleverser ses conceptions stratégiques. Après Mai 68, l’Union de la gauche et la perspective de victoire électorale laissaient espérer une puissante mobilisation sociale, donc un possible « débordement » des partis réformistes, des ruptures de masse en leur sein offrant aux révolutionnaires l’opportunité de prendre la main… Las, les années suivirent la victoire de la gauche en mai 1981 ne permirent ni changement, ni dynamique de mobilisation sociale… Après cinq gouvernements socialistes et deux gouvernements de cohabitation avec la droite, la sévère leçon étant bue jusqu’à la lie, il était acquis que le mouvement ouvrier n’était pas seulement victime d’une « crise de direction », mais bien d’une crise de ses références fondamentales, d’une modification profonde de ses relations avec le capitalisme d’une part, avec les travailleurs et les classes populaires de l’autre.

Il fallait prendre acte de rapports de forces autrement plus défavorables de l’idée qu’on s’en était faite trop longtemps. À l’échelle internationale, c’est dès le milieu des années 1970 que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase marquée par l’épuisement du mode d’accumulation des trois décennies précédentes, et que s’était mis en marche le rouleau compresseur du néolibéralisme face auquel les classes ouvrières étaient mises en situation de défensive. Avec la décennie 1990, la disparition dudit « camp socialiste » et les évolutions des régimes nés des révolutions coloniales venaient assombrir davantage le tableau. Il allait falloir mesurer l’ampleur des défis à relever. Et comprendre que l’heure était à la résistance.

Comment la LCR a-t-elle répondu à cette situation ?

Les discussions à ce propos commencèrent dès la fin des années 1980. Dans un premier temps, elles firent apparaître certaines réticences. Toutefois, sans revenir sur le détail de ces débats, on peut dire que, dans un second temps, la formule « nouvelle période, nouveau programme, nouveau parti », venue plus tard, faisait un assez large accord au sein de la LCR, mais sans que soit vraiment précisé le sens exact qu’y donnaient les uns et les autres. Si le premier terme relevait du constat, ce que pourraient être le « nouveau programme » et le « nouveau parti » correspondant renvoyait à de toutes autres difficultés et désaccords. Comme il devait s’avérer par la suite...

Il convient évidemment de se garder d’une reconstruction mythique de l’histoire la LCR. Le profil de celle-ci a en effet fortement évolué au cours de son histoire. D’abord en lien avec lesdits « nouveaux mouvements sociaux ». Ainsi, dès la seconde moitié des années 1970, elle fut partie prenante du développement des courants féministes. Sur l’écologie, l’évolution fut plus lente et difficile, même si, dès 1978, Oui, le socialisme !, le manifeste de la LCR, traite de front du sujet. Par la suite, les perspectives stratégiques furent l’objet d’importantes discussions et de fortes inflexions, notamment quant aux questions de la démocratie et des formes de représentation politico-institutionnelle.Tout au long des années 2000, la LCR a connu sur ces questions un travail de réflexion et des débats, notamment dans le cadre de Critique communiste, sa revue théorique [4].

Toutes choses qui représentent un patrimoine politique et théorique qui, bien qu’il tende à s’effacer, pourrait être de quelque utilité dans les discussions actuelles pour une redéfinition et une refondation d’un projet d’émancipation actualisé. Reste que, face aux bouleversements rappelés plus haut, la LCR se trouvait confrontée à la nécessité d’une réorganisation générale de ses perspectives stratégiques et organisationnelles. Défi certainement très complexe, voire démesuré, mais qu’il fallait bien tenter de relever.

1995, une année tournant

L’année 1995 est marquée par l’élection de Chirac, mais aussi par les grandes grèves de novembre-décembre qui paralysent le pays et mettent en échec le plan de réforme des retraites du Premier minsitre Alain Juppé. Début 1994, une mobilisation des étudiants (principalement ceux des IUT) avait contraint Edouard Balladur à retirer un projet de réforme qui, sous prétexte d’aider à l’emploi des jeunes, visait à instaurer un « sous smic ». En 1996, une nouvelle mobilisation de la jeunesse, soutenue par les organisations syndicales, contraindra Chirac à revenir sur le Contrat de première embauche (CPE).

Ainsi cette période où la classe ouvrière se trouvait partout sur la défensive était aussi marquée par des turbulences politiques et sociales importantes. En France, le pouvoir de droite s’avérait plus fragile qu’on pouvait le penser. Et à l’échelle internationale, face à la mondialisation capitaliste, se levait le puissant mouvement altermondialiste (1998, création d’ATTAC-France ; 1999, Seattle ; 2011, Gênes). Cette résistance au néolibéralisme allait culminer en 2005 avec la victoire du non lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE). Il s’agit d’un moment important dans l’histoire politique de ces années. En effet, alors que la direction du PS (à l’exception de Laurent Fabius) appelle comme la droite à voter oui, la campagne pour un « non de gauche » connaît un très fort écho. Elle est portée par des collectifs unitaires de base et représentée emblématiquement par Marie-George Buffet (PCF), Jean-Luc Mélenchon ( gauche du PS), José Bové (gauche des Verts) et Olivier Besancenot (LCR). Cette campagne très militante ouvre en fait une conjoncture nouvelle des conditions pour une recomposition politique « à gauche de la gauche », selon la formule qui commence à apparaître à cette époque.

À ce moment la LCR, si l’on met à part la Grande-Bretagne, était sans doute en Europe la principale organisation d’extrême gauche issue de la période précédente. Elle s’est développée fortement, investie dans les luttes et les mouvements sociaux, avec un réel « savoir faire » sur ce terrain. À la présidentielle de 2002, sa percée politique (en fait assez inattendue) est marquante, tout comme la place prise par la figure d’Olivier Besancenot.

En revanche, la Ligue rencontrait de réels problèmes dans la prise en compte et le traitement du niveau proprement politique des luttes des classes. Donnée d’autant plus frappante eu égard aux traditions acquises par la Ligue dans les années 1970, lorsqu’on lui reprochait plutôt son « politisme ». La situation se trouve en quelque sorte inversée, dans la mesure où ce qui paraît caractériser la Ligue au milieu des années 2000 c’est une radicalité sur le terrain social (au sens large) et un discours qui en appelle aux luttes, doublé d’un propagandisme anticapitaliste. En fait, l’intervention politique centrale se polarisait sur les élections, et d’abord l’élection présidentielle.

Dans la perspective de 2002, la direction de la LCR réussit l’opération difficile de changer de porte parole : Alain Krivine laissa la place à Olivier Besancenot qui remporta un beau succès à l’élection présidentielle. Bien installée dans le paysage politique, Arlette Laguiller (LO) obtint 5,72 %, mais Olivier Besancenot avec 4,25 % des voix fit mieux que le candidat du PT (0,45 %), mais surtout dépassa Robert Hue candidat du PC (3,37 %). L’extrême gauche atteint donc 10,4 %. Ce bilan fut quelque peu éclipsé par le choc que représentèrent l’élimination de Jospin et la qualification de Le Pen pour le deuxième tour face à Chirac. Mais le « jeune facteur » avait gagné ses galons de dirigeant politique neuf et de vedette médiatique talentueuse. Des atouts que la majorité de la direction de la LCR se montra déterminée à faire fructifier en vue de la présidentielle suivante.

Une volonté maintenue dans un contexte qui se trouvait grandement modifié : un PS fortement affaibli par la défaite traumatisante de Jospin, un Front national solidement installé dans le paysage politique, une droite se réorganisant derrière Sarkozy, et une mobilisation contre le TCE qui laissait espérer une possible recomposition à gauche du PS...

2007-2009 : la séquence décisive

C’est sur la lancée de la présidentielle de 2007 que sera créé début 2009 le NPA.

Olivier Besancenot est alors pour la deuxième fois le candidat de la LCR. Il obtient 4,08 % des voix, (4,25 % en 2002), Arlette Laguiller (LO) obtient 1,33 % (5,72 % en 2002), Gérard Schivardi (PT) 0,34 % (0,45 % pour le candidat du PT en 2002). Globalement, l’extrême gauche rassemble 5,75 % des voix, ce qui est significatif même si elle avait atteint 10,4 % en 2002. Toujours en 2007, Marie George Buffet ne rassemble que 1,39 % des voix (contre 3,37 % pour Robert Hue en 2002), José Bové 1,32 %, les Verts avec Dominique Voynet passent de 5,3 % à 1,57 %.

Alors que le recul des voix à gauche du PS est très important, Olivier Besancenot fait plus que tirer son épingle du jeu, il obtient un réel succès et la LCR gagne en autorité politique. La direction de la Ligue ne se contente pas de s’en féliciter, elle évoque un score de portée quasi historique. Ce qui conduit à une exaltation de la vision politique : le glissement à droite du PS, doublé d’une crise finale du PCF et du recul de LO, libère un espace « à gauche de la gauche » que la LCR doit se montrer en mesure de capter directement. Cela par l’affichage de la rupture avec ce que fut la LCR et la création d’un nouveau parti : le NPA, le Nouveau parti anticapitaliste.

Cette vision apparaît d’autant plus coupée de la réalité qu’elle occulte totalement une expérience vécue douloureusement par bien des militants, dont nombre de membres de la LCR, qui s’étaient rassemblés lors de la campagne du non au TCE de mai 2005. Sur la base de celle-ci et à partir des collectifs unitaires de base constitués à cette occasion, a été posé le problème d’une candidature unitaire à gauche du PS pour la présidentielle de 2007. L’ensemble était hétérogène : outre la LCR, le PCF, des militants de la gauche des Verts, les Alternatifs, des courants et des personnalités, membres d’ATTAC, de Copernic, José Bové, alors symbole de l’altermondialisme, etc.

La dynamique échoua par impossibilité de dégager une candidature qui fasse accord, malgré l’expérimentation de règles complexes dites du « double consensus » (consensus entre courants politiques et entre ceux-ci et les collectifs de base).

En fait, le PCF, qui représentait la force la plus importante, pensait possible d’imposer Marie-George Buffet comme candidate unitaire de l’ensemble du rassemblement. La majorité de la direction de LCR n’avait pu s’opposer ouvertement au processus de discussion. Elle se contenta d’attendre un échec qu’elle jugeait aussi inévitable que souhaitable, et ne put que se féliciter de voir la direction du PCF en prendre la responsabilité. Ensuite une partie des forces réunies au sein des collectifs unitaires appuyèrent la candidature de José Bové. Le processus unitaire engagé était sabordé et la division allait se payer au prix fort pour toutes les forces impliquées, à l’exception, du moins le crut-elle, de la direction de la LCR.

Sur la base de la notoriété gagnée lors de la présidentielle, Olivier Besancenot lança un appel, en direction des « anonymes » et autres « héros du quotidien », à constituer un nouveau parti, lequel rencontra un incontestable écho. Beaucoup de militants, en particulier des jeunes, dont c’était la première expérience politique, y répondirent non sans enthousiasme. Mais les seuls courants politiques qui rejoignirent le processus furent de petites organisations issues d’un trotskisme bien plus « orthodoxe » et doctrinaire que celui de la Ligue. Ils étaient appelés à prendre une place de plus en plus importante au sein du NPA au fur et à mesure des départs de ces militants de l’« ex-LCR ». Au demeurant, dès le congrès de fondation, une ligne de faille était apparue avec la question d’adjoindre ou non « révolutionnaire » au nom du parti.

NPA et Front de gauche

Ce début de l’année 2009 n’est pas seulement marqué par le congrès « spectaculaire » de création du NPA, mais aussi en vue des prochaines élections européennes par la constitution du « Front de gauche pour changer d’Europe », à l’initiative du PCF et de Jean-Luc Mélenchon qui quitte le PS et crée le Parti de gauche (PG). Cette donnée fait clairement apparaître que les processus de recomposition à gauche du PS étaient autrement plus complexes que la vision simplifiée qu’en avait la majorité de la direction de la LCR, dont l’appréciation était que le NPA pouvait directement polariser la radicalisation politique à gauche du PS.

La proposition d’engager la discussion avec ces partis pour rejoindre ce front en formation est soumise au NPA lors de son congrès constitutif, elle est débattue mais écartée à une écrasante majorité. Il s’est moins agi d’évaluer la possibilité d’une campagne unitaire, dont il paraît clair que les bases politiques existaient, d’autant plus que les échos du non de gauche au référendum de 2005 étaient encore forts, que d’écarter tout obstacle à l’affirmation du NPA, donc à la présentation de ses propres listes.

Le NPA connut alors le départ d’un courant regroupant une partie d’une ex-minorité de la Ligue [5], qui constituait l’organisation Gauche unitaire et allait rejoindre le Front de gauche lors de son lancement officiel. Cela ne ternit en rien le réel succès politique que signifiait le lancement du NPA. Toutefois aux européennes le score de 4,94 % obtenu par ses listes et l’absence d’élu, alors que Front de gauche obtenait 6,47 % et 6 élus, représenta une déception importante.

Le Front de gauche allait exercer une pression permanente sur le NPA. Avec les élections successives, régionales puis présidentielles, le choix du NPA de ne pas engager de politique en direction du Front de gauche et de faire cavalier seul se traduisit par une marginalisation électorale confirmée. Et par les départs de groupes de militants, dont Convergences et alternative qui rejoint le Front de gauche au printemps 2011. Le problème devient aigu avec la présidentielle de 2012, Olivier Besancenot ayant refusé de se présenter à nouveau, Philippe Poutou est le candidat, il obtiendra 1,15 % des voix, alors que Jean-Luc Mélenchon candidat du Front de gauche après une campagne dynamique atteint 11,1 % des voix. Constituée en courant public en 2011 et regroupant également des militants ayant déjà quitté le NPA, la Gauche anticapitaliste rejoint le Front de gauche en juillet 2012. La rupture est importante, puisqu’il s’agit d’environ la moitié de l’ancienne majorité et d’une bonne partie de l’encadrement de la LCR, qui avait joué un rôle clé dans la création du NPA. Lors des élections européennes de 2014, le NPA allait tomber à un score de 0,39 %.

« Radicalité sociale » et recomposition politique

Le propos n’est pas ici d’entrer dans le détail de cette histoire, ni dans celle du Front de gauche, mais d’effectuer un retour sur cette courte phase politique de 2007-2009 qui vit des réorganisations politiques importantes. Une place acquise dans les mobilisations sociales et dans la vie politique au cours d’une déjà longue histoire et des succès électoraux non négligeables permirent à la direction de la LCR de se lancer dans la création d’un nouveau parti anticapitaliste ambitionnant d’occuper l’espace politique existant à la gauche d’un PS en voie de droitisation. Or, cette ambition a été pulvérisée, et le prix payé fut celui de la dispersion du capital politique que représentait la LCR. Il faut chercher à avancer quelques éléments pour tenter de comprendre cette histoire.

Le cycle historique ouvert par les années 1995, qui sert de toile de fond à la séquence 2007-2009 a été marqué par une très forte poussée des résistances aux politiques et à la mondialisation néolibérales, et aussi par des transformations profondes du mouvement ouvrier, au sens large du terme. Les unes et les autres existent à l’échelle de l’Europe. Mais la situation de la gauche française présente des spécificités : un PC qui subit un déclin irréversible mais continue à occuper une place importante voire décisive au regard des transformations possibles à gauche ; un PS devenu hégémonique qui a moins ouvertement rallié un social-libéralisme dur que le Labour britannique de Tony Blair, ou que le SPD allemand de Gerard Schröder ; une extrême gauche diverse et en situation de jouer un rôle non négligeable.

La question de donner une traduction politique à la radicalité sociale pour faire bouger les lignes à gauche a été régulièrement posée. Elle renvoie à une difficulté « objective » inscrite dans la période. Toutefois, durant cette période, la tendance fut forte au sein de la LCR de considérer que la « radicalité sociale » qui débordait alors la gauche officielle était synonyme d’une rupture politique quasi définitive avec cette dernière, et qu’il serait possible de la cristalliser directement, par la seule affirmation de l’existence d’une alternative politique. Le défaut du raisonnement était de sous-estimer les médiations politiques, comme si le passage d’une « radicalité » sociale à une « radicalité politique » pouvait s’opérer mécaniquement.

Dans un premier temps, le problème fut posé avec la seule exigence de surmonter les divisions de l’extrême gauche, entre la LCR et LO, presque toujours à l’occasion des échéances électorales.

De ce point de vue, les élections régionales de 2004 furent révélatrices. Celles-ci venaient après la déroute du PS et la percée de la LCR et de LO lors de la présidentielle de 2002. La LCR et LO présentèrent des candidatures unitaires sur la base d’une campagne qui faisait du vote pour ces listes le seul vrai vote de gauche utile, contre les politiques libérales, contre la droite, contre Le Pen, etc. Ce qui revenait à considérer le PS comme définitivement disqualifié. Pour le second tour, la LCR ne donna pas de consigne de vote en faveur des listes dirigées par le PS, position habituelle pour LO, mais pour la LCR en rupture avec son histoire politique.

Les listes LO-LCR obtinrent seulement 3,4 % des voix, et c’est le vote socialiste qui apparut « utile » aux électeurs, le PS devenant majoritaire dans la quasi totalité des régions. Cet échec au regard des ambitions aurait pu avoir fonction d’alerte. Or, si la politique unitaire avec LO ne fut pas poursuivie, l’idée s’installait qu’un espace politique était disponible à gauche du PS. Espace que la LCR pourrait polariser en traçant les contours politiques d’un nouveau parti ayant cet objectif. Et cela par ses seuls moyens, les courants existant à gauche du PS étant perçus par la majorité de sa direction soit comme le produit d’une décomposition politique irréversible (avec tout ce qui est lié à la crise du PCF), soit comme en voie de satellisation par le PS, voire une combinaison des deux.

La prégnance de l’élection présidentielle dans la vie politique française pousse alors à jouer la carte de la personnalisation et à faire de la gestion du « capital politique Besancenot » la question déterminante. Ce qui induit une logique implacable : si ce capital politique occupe cette place, il devient difficile de nouer des accords unitaires qui se feraient à son détriment. Et, au final, le 1,1 % de Philippe Poutou apparaissait une véritable descente aux enfers.

L’arrière-fond international

Ces questions étaient étroitement liées à des expériences politiques dans d’autres pays, riches d’enseignements quant aux possibilités et difficultés de la période, et auxquelles la LCR, membre de la ive Internationale, portait un grand intérêt.

Le premier exemple est celui de la construction du Parti des travailleurs brésilien (PT) et du courant Democratia Socialista (DS), courant de la gauche du PT lié à la ive Internationale, avec lequel la direction de la Ligue était en relation étroite. En 2002, Lula gagnait l’élection présidentielle et DS (du moins la majorité de ses dirigeants) décidait de participer à son gouvernement. Et maintiendra cette participation malgré la politique menée.

Cela entraîna une rupture douloureuse et un « traumatisme » qui allaient alimenter la défiance à l’égard de la problématique dite des « partis larges » [6]. Il faut toutefois souligner la spécificité de l’expérience du PT brésilien par rapport à l’Europe. En effet, le PT était en quelque sorte le produit organique d’une première phase de structuration d’un nouveau mouvement ouvrier. Alors qu’en Europe le mouvement ouvrier est structuré par une longue histoire politique et sociale. Ce qui fait que les formes de recomposition politique et d’émergence de courants radicaux y sont radicalement différentes. Ce mouvement de recomposition se traduit par des développements de courants critiques issus de la gauche traditionnelle, et/ou des crises et réorganisation dans l’extrême gauche issue de la période post 1968, du moins celle qui n’avait pas disparu. C’est de cette époque que date la catégorie de « gauche radicale », inexistante auparavant.

Les processus de ce type sont divers, parfois erratiques. Un des plus frappants est l’évolution du Parti de la refondation communiste en Italie, né en 1991 face au choix du PCI de créer un nouveau parti abandonnant la référence au communisme (le Parti démocrate). Le point de départ renvoyait à une réaction identitaire. Refondation communiste connu une série de ruptures de la part de secteurs droitiers, et allait mettre en œuvre une orientation réellement radicale dans les mouvements sociaux et altermondialiste. Mais, à partir de 2004, sa direction opéra un brutal tournant à droite qui la conduisit à participer à un gouvernement de centre gauche. C’était, après le Brésil, à nouveau un échec d’une prometteuse expérience de recomposition politique.

Plus globalement, nombre « des nouvelles gauches radicales en Europe »qui se sont cristallisées au tournant des années 2000 ont connu à la fois des développements importants et aussi des crises. Parmi les réussites, il faut noter celle du Bloc de gauche au Portugal, créé début 1999, après une construction patiente, par une fusion de la section portugaise de la ive Internationale et l’Union démocratique populaire (UDP), issue de la mouvance du maoïsme et assez bien implantée dans la classe ouvrière [7].

En 2007, se crée en Allemagne Die Linke (La Gauche), par le regroupement du WASG (Alternative électorale du travail et de la justice sociale), implanté à l’Ouest à partir de courants réformistes de gauche de la social-démocratie, et du PDS (ex-SED, le parti au pouvoir dans l’Allemagne de l’Est). Die Linke connut de réels succès (en France, le Parti de gauche allait s’en réclamer), mais renvoyait l’image d’une combinaison assez improbable de forces.

Die Linke ou le NPA ?

Les expériences internationales étaient donc variées, et faisaient apparaître les difficultés de la période. La majorité de la direction de la LCR pouvait difficilement éviter de traiter de ces questions de recomposition politique. Elle les posa le problème sous forme d’une alternative : soit Die Linke, parti réformiste de gauche visant à gouverner avec le SPD ; soit le NPA, un parti laissant ouverts des éléments de stratégie, mais clairement anticapitaliste et délimité structurellement par rapport à la social-démocratie.

Ainsi formulé le choix était biaisé. Au regard de la réalité spécifique de Die Linke, la question était de savoir s’il convenait que les militants allemands de la ive Internationale (ce sur quoi ils se divisèrent) y adhérent en tant que courant politique avec l’objectif de développer un courant de gauche au sein de ce parti. Un choix analogue à celui fait avec un certain écho par les militants italiens à propos de Refondation communiste. Avec le NPA, il s’agit de tout autre chose : un parti autoproclamé par la LCR, hors de tout processus de fusion avec un courant politique national substantiel. Était-il envisageable dans une Europe aux traditions politiques anciennes (et dans un contexte très étranger à une expérience de type Mai 68), que la principale organisation d’extrême gauche d’un pays, bien installée dans le paysage politique, réussisse à fonder une nouveau parti politique substantiel sans un procès de fusion avec au moins un courant politique significatif et représentatif d’une autre histoire ?

On retrouve ici la question des médiations politiques. Le passage d’un « radicalisme social » à la formation d’un « nouveau parti anticapitaliste » ne peut s’opérer sans une confrontation à d’autres courants cristallisés dans des espaces voisins. Prétendre ignorer ces courants, au nom d’une forme d’« autosuffisance » revendiquée, c’est non seulement s’engager dans une impasse, mais prendre le risque d’enclencher un processus d’extériorisation et de désagrégation de l’organisation. De ce point de vue, la courte histoire du NPA apparaît malheureusement exemplaire.

Il faut noter que, abstraction faite des deux ou trois années qui ont suivi 1968, la Ligue avait toujours procédé autrement, recherchant et travaillant à des recompositions avec des organisations et des courants politiques porteurs de traditions politiques différentes. Le choix fait au cours de la séquence ici évoquée a donc représenté une rupture au regard de son histoire.

Il était possible de s’engager sur une autre voie. Celle d’une autre politique, laquelle au demeurant a été défendue : une politique unitaire visant à être partie prenante de fronts, qui permettent de tester et de formaliser des avancés politiques, et ce sans liquider sa propre organisation. C’est bien dans ce même moment politique qu’une possibilité de ce type émergeait avec le Front de gauche.

Fallait-il, en France, au cours de ces années, mener des batailles politiques en faveur de « fronts politiques » clairement démarqués des politiques néolibérales telles que portées par le PS ? Ou fallait-il poser en préalable à une alliance la récusation explicite de toute perspective de retour à une formule d’union avec le PS (soupçon entretenu à l’égard du PCF, et par contagion à toute organisation assumant le rapprochement avec ce dernier) ? Ce problème, qui à première vue peut sembler seulement « tactique », a de fait surdéterminé le choix de la dissolution de la Ligue et la proclamation du NPA, et il allait perdurer au-delà.

Sans occulter les contradictions et tensions d’une construction telle que le Front de gauche, compte tenu des positions spécifiques des différentes composantes et des difficultés de la situation politique, on peut penser que la participation active d’un courant du poids qui était alors celui de la LCR aurait donné une autre dynamique à celui-ci.

Précisons pour conclure que le problème n’est pas de ressasser le passé ou d’entretenir la nostalgie d’un sigle disparu, mais de revenir sur ce qu’a représenté la Ligue et sur sa fin. Elle représentait la cristallisation d’un courant marxiste révolutionnaire qui n’était pas seulement un écho d’une histoire passée (celle liée au cycle ouvert par Octobre 17), mais qui, outre sa force militante et politique, portait de réels acquis théoriques et stratégiques liés à l’histoire au présent. On peut penser que lors de cette séquence décisive la question n’était ni celle d’une préservation identitaire, ni d’une dissolution comme condition de la proclamation d’un « nouveau parti ». Plutôt celle de sa possible insertion dans des processus de réorganisation politique plus larges, pour les enrichir de sa propre tradition politique, en synergie avec d’autres courants et traditions politiques.

Une question certainement toujours ouverte, dans des conditions changées...

Antoine Artous et Francis Sitel

Notes

[1] Cela après une manifestation, marquée de violences, en riposte à un meeting, salle de la Mutualité à Paris, des néo-fascistes d’Ordre Nouveau sur le thème de la dénonciation de « l’immigration sauvage ».

[2] Sans multiplier les références, cf. Antoine Artous et Stathis Kouvélakis, « Présidentielle France 2007 : les leçons d’une défaite », juin 2007. L’article est disponible sur le site d’ESSF (article 6460), ainsi qu’une réponse critique de Daniel Bensaïd et Pierre Rousset : "ar 6460 (http://www.europe-solidaire.org/spi...) ; Francis Sitel, « Le Nouveau Parti Anticapitaliste. Espoirs et pièges », Critique communiste n° 187, juin 2008 ; « L’anticapitalisme et ses avatars », Critique communiste n° 189, janvier 2009.

[3] Éric J. Hosbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court xxe siècle, Éditions complexe/Le Monde Diplomatique, Bruxelles, 1999

[4] Pour ce qui nous concerne, Antoine Artous, « Orphelins d’une stratégie révolutionnaire ? » ; Francis Sitel, « Stratégie révolutionnaire : résurgences et cours nouveaux », Critique communiste n° 179, mars 2006.

[5] Le courant « Unir », qui se divisa à cette occasion, une partie de ses militants faisant le choix de rester au NPA. Ils rejoindront plus tard le Front de gauche.

[6] Dénomination approximative pour indiquer la perspective pour une organisation marxiste révolutionnaire de s’insérer dans un parti incluant des courants politiques différents, non défini sur une base stratégique explicitement révolutionnaire, avec l’objectif de construire celui-ci. Donc selon une logique distincte des expériences historiques d’« entrisme » dans des partis réformistes en vue d’y affirmer des positions et un courant révolutionnaire.

[7] Dossier « Nouvelles gauches radicales en Europe », Critique communiste n° 167, automne/hiver 2002.

* Revue Contretemps. 11/02/2015 - 15:59 :

http://www.contretemps.eu/intervent...

* Antoine Artous et Francis Sitel ont été membres de la direction de la LCR.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message