15 juillet 1927 : patronat, justice, police et fascistes autrichiens écrasent la gauche

vendredi 22 septembre 2023.
 

1) L’Autriche au coeur de l’histoire du fascisme

L’Autriche a joué un rôle important dans la naissance du fascisme  :

- par le poids de la monarchie autocratique austro-hongroise sur le pays, en particulier le patronat, l’armée, la noblesse, l’Eglise catholique, l’appareil d’état...

- avec le plus important parti pré-fasciste d’avant 1914, le parti chrétien-social de Karl Lueger, maire de Vienne.

- par Adolf Hitler, né en Autriche, formaté idéologiquement par cette organisation (en particulier dans l’antisémitisme) comme il l’explique dans Mein Kampf.

- avec le parti catholique au pouvoir dans les années 1920, le plus caractéristique quant à l’orientation politique du Vatican : le parti chrétien-social et son chef, Ignaz Seipel, protonotaire apostolique du pape Benoït XV, chancelier d’Autriche de mai 1922 à juin 1924, puis de nouveau de 1926 à 1929.

- par l’idéologie que ce chancelier, ce parti et l’Eglise diffusent dans toute la société, fondée sur l’ordre, l’autorité, le refus du combat syndical et ouvrier...

- par la formation paramilitaire fascisante amie de ce parti chrétien-social, la Heimwehr.

Hitler naît le 20 avril 1889 en Autriche, fief du pré-fascisme

2) Révolution populaire et social-démocratie

Dès le lendemain de l’armistice général en Europe, une marée humaine veut en finir avec le régime impérial, son conservatisme, son militarisme, son communautarisme pan-allemand. L’empereur démissionne ; la noblesse perd toute reconnaissance légale. La république est proclamée dans l’enthousiasme général.

12 novembre 1918 La révolution autrichienne chasse le dernier empereur Habsbourg

Dans ce nouvel Etat, le Parti social-démocrate représente alors la principale force politique. Sa première préoccupation consiste à casser l’avant garde ouvrière née de la révolution de 1918. Le 15 juin 1919, une manifestation parcourt Vienne en soutien à la République des conseils de Hongrie ; ordre est donnée de tirer : dix-sept personnes sont tuées, plusieurs dizaines gravement blessées... Le ministre de l’Intérieur se nomme Eldersch, responsable social-démocrate.

Cette social-démocratie autrichienne est un fleuron hérité de la Seconde internationale avec des dirigeants de valeur.

Les dirigeants sociaux-démocrates Friedrich Adler et Otto Bauer à leur tête s’emploient à des stratégies d’apaisement prétendant trouver des solutions gagnant gagnant pour le patronat et pour les salariés lors des conflits du travail. En fait, c’est généralement la répression patronale ou étatique qui gagne et la classe ouvrière pourtant très mobilisée qui perd. Au fil du temps, cette politique décourage même nombre de leurs partisans. Dans la lignée de Karl Kautsky, ils se veulent des " révolutionnaires sans révolution ".

Ils marchent sur des oeufs. Ils se persuadent atteindre leurs objectifs par les urnes et " progresser par la démocratie vers le socialisme ".

Là où ils sont fortement implantés, les sociaux-démocrates prônent et pratiquent une politique sociale, illustrée, à Vienne, par l’édification de cités ouvrières, novatrices dans leur conception et baptisées de grands noms du mouvement ouvrier. Ces cités symbolisent l’influence et le succès de la social-démocratie et l’expression d’un désir réel de justice, bientôt contrebalancé par un chômage de masse, des suicides croissants, trois mille par an, principalement chez les travailleurs.

3) La Heimwehr (Défense du pays)

Après la fin de le Première guerre mondiale, se constitue en Autriche (comme en Allemagne, Italie...) une formation paramilitaire nationaliste la Heimwehr. Financée par la caste dominante (patronat, nobles...), son unité idéologique repose sur le refus de la démocratie et du parlementarisme.

Il s’agit d’une vulgaire bande armée privée bientôt soutenue par l’appareil d’Etat, composée d’une majorité des anciens officiers, tolérée par le pouvoir ainsi que les "élites économiques, politiques, idéologiques" parce que son but consiste dans la protection d’un "ordre conservateur" face au mouvement ouvrier, aux aspirations démocratiques, au socialisme, aux communistes. Se joignent à cette formation (comme en Italie, Allemagne, Roumanie, Espagne...) des nobles, des propriétaires terriens, des fonctionnaires de l’appareil d’état, des membres de professions libérales...

Le patronat porte, comme partout en Europe, la responsabilité essentielle dans le développement de cette organisation fascisante. En 1921, année de création de la Heimwehr, l’Association des industriels autrichiens appelle ses adhérents à lui verser 1% de leur masse salariale.

Le 1er décembre 1921, l’"Association des industriels" décide de financer des milices fascistes armées. Le chancelier de droite Ernst Streeruwitz résume cela dans une autobiographie "Pour la première fois commençait à se consolider les forces qui, plus tard, devaient former la Heimatschutz... En effet, l’industrie n’a jamais nié avoir fourni des sommes considérables pour renforcer le mouvement des Heimwehren".

Bénéficiant d’une telle manne financière et de dirigeants énergiques, la Heimwehr se développe très vite. Elle refuse la proposition de Monseigneur Seipel qui voudrait en faire la milice du parti chrétien-social tout en gardant des relations amicales avec celui-ci.

Quel est le rôle de cette milice fasciste ?

- parader chaque dimanche dans chaque village, bourg et ville d’Autriche après la messe (comme le fera en France la Légion en 1940 1941)

- attaquer fréquemment des syndicalistes et des socialistes

Le principal dirigeant de cette Heimwehr, se nomme Ernst Rüdiger prince de Starhemberg, descendant d’une illustre famille, furieux de l’abolition de la noblesse en 1919, admirateur et soutien déclaré de Mussolini, adhérent du parti nazi en Allemagne dès 1921.

4) Le tournant à droite du rapport de force en 1925

La vague de mobilisation sociale ouverte en 1917 commence alors à refluer dans tous les pays d’Europe.

Dans les provinces autrichiennes, ce n’est plus l’Internationale qui résonne mais plus fréquemment les appels à l’Anchluss, c’est à dire le rattachement du pays à l’Allemagne, idée-fixe de la droite pangermaniste. Notons que la république allemande de Weimar a elle-même abreuvé de fonds les organisations culturelles anti-démocratiques porteuses de ce projet. Surtout, les milieux patronaux autrichiens appellent eux-mêmes à l’Anchluss et financent ses partisans.

Monseigneur Ignaz Seipel, chancelier durant plusieurs années, protonotaire apostolique en vue au Vatican, dirigeant du Parti chrétien-social, défend lors d’une conférence à la Sorbonne sa volonté que l’Autriche reste attachée à la "communauté de sang et de destin" du peuple germanique. Les étudiants pangermanistes refusent l’adhésion à leur association des juifs et descendants de juifs.

Dans ces conditions, il est étonnant de voir un social-démocrate du niveau de Karl Renner militer dans l’Union Populaire Austro-allemande sur des positions annexionnistes de l’Autriche avec le Parti Chrétien-social dont nous avons vu l’importance dans le développement du pré-fascisme. ce choix politique noircit le discours du théoricien socialiste de la question des langues minoritaires et communautés culturelles, .

5) Industriels, cléricaux et élus de droite forment une armée privée fascisante

Il est fréquent de lire des textes attribuant les mêmes responsabilités dans la montée des tensions entre service d’ordre du Parti social-démocrate (Republikanischer Schutzbund) et armées privées de droite (Heimwehr, Heimatschutz). Ces dernières ont clairement affirmé, dès leur fondation, leur volonté d’abolir le parlementarisme républicain avec l’Italie de Mussolini comme modèle ainsi que des liens avec le nazis allemands.

Qui finance cette armée privée qui va conduire au fascisme ? le patronat. Voici par exemple une circulaire des industriels du papier et de la cellulose : « Pour votre information, nous vous communiquons, de manière tout à fait confidentielle, que les sommes provenant de toute l’industrie d’Autriche sont utilisées pour organiser les Heimwehren afin que... nos usines soient convenablement protégées. »

Qui protège les assassins membres de ces groupes fascisants ? L’institution judiciaire elle-même Dans son remarquable ouvrage (L’Autriche de 1918 à 1938), Félix Kreissler donne quelques exemples :

Le 17 février 1923, Birnecker, délégué d’entreprise social-démocrate, fut assassiné par des adhérents de l’organisation monarchiste "Ostara". En mai 1923, un membre du Schutzbund (social-démocrate) nomme Still, fut assassiné dans l’arrondissement ouvrier de Vienne Favoriten ; cette fois l’assassin était un nazi. En septembre 1923 le membre du Schutzbund, Kovarik fut assassiné dans le petit village de Spillern, près de Korneuburg en Basse-Autriche. Le 6 juillet 1924, des troupes nazies attaquèrent une fête de gymnastes sociaux-démocrates, à Klosterneuburg, atteignant grièvement par balles onze personnes. Le 22 mai 1925 Müller, conseiller municipal social-démocrate..., fut assassiné par des "anciens combattants" à Mölding.

Point commun à tous ces actes de violence : les exécutants furent soit condamnés à des peines dérisoire, soit acquittés purement et simplement.

Qui apporte également des armes à ces milices conservatrices ? certains services de l’Etat ou des élus de provinces. Rintelen, gouverneur de Styrie pour la droite (parti chrétien-social) couvre deux coups de main pour transvaser des armes des mains de l’armée dans celles des Heimwehren ; il leur fournit même des avions. En janvier 1922, 22 canons de montagne du dépôt national de l’armée passent au service des dirigeants fascistes des Heimwehr. Des gouvernements provinciaux (Styrie, Carinthie) gagnés par le Parti chrétien-social fournirent des tonnes d’armes aux milices de droite ; le cas le plus connu est celui du Tyrol où le gouvernement appuie la formation d’une fédération de la Heimatwehr et l’équipe en armes comme police auxiliaire.

Disposant d’une telle impunité et de tels soutiens, toutes les tendances politiques d’extrême droite formèrent leurs bandes armées :

- "Défense allemande" pour le courant national-socialiste

- "Ostara" pour les royalistes...

Comme dans d’autres pays, la Fédération des Anciens combattants servait de cadre unitaire à ces divers groupements paramilitaires.

6) 15 juillet 1927 : la révolte du Palais de justice de Vienne

Cet épisode est tout à fait significatif de la collusion entre fascistes, prélats, patronat, police, armée, hommes politiques de droite et juges dans les années 1920 et 1930.

Dans une situation sociale et politique tendue car le "Bloc bourgeois" de droite veut casser plusieurs grands acquis sociaux, un incident va mettre le feu au pays. Il advient dans la province du Burgenland où gauche et droite s’étaient entendus pour ne pas mettre sur pied d’organisation paramilitaire même de type service d’ordre. Cette province a gardé des aspects moyenâgeux évidents ; le prince Esterhazy est le seigneur de 120 paroisses dans lesquelles il nomme les prêtres en lien avec le cardinal de Vienne. En 1926, dans la foulée de l’offensive des chrétiens sociaux contre les droits sociaux, les milieux conservateurs du Burgenland forment des milices paramilitaires d’Anciens combattants liées aux Heimwehren. Les adhérents de la social-démocratie commencent à créer des unités de service d’ordre (Schutzbund).

Le 30 janvier 1927 à Schattendorf dans ce Burgenland, la Heimwehr tire au fusil du premier étage d’un café lui servant de local. Résultat : deux morts, un travailleur de 40 ans et un enfant de 8 ans.

L’émotion est considérable dans tout le pays, tellement la liste des ouvriers syndicalistes et sociaux-démocrates s’allonge sans sanction pénale, comme sur un stand de tir. Les élections du 24 avril 1927 représentent un succès pour le parti social démocrate, une défaite pour toute la droite.

Trois membres de la milice fasciste sont inculpés et jugés par un tribunal de Vienne. Les jurés débattent durant 11 jours. Le gouvernement chrétien-social du chancelier protonotaire du pape Seipel pousse à l’acquittement en usant de son pouvoir politique. La presse financée par la classe dominante en appelle également à défendre l’honneur des défenseurs de l’ordre social.

Au soir du 14 juillet 1927, le verdict tombe : acquittement des trois accusés. La gauche appelle pour le lendemain à une manifestation.

Ce jour-là, la mobilisation démocratique et sociale est énorme tant il est évident que le soutien de l’appareil d’état à l’ordre des fascistes conduit inexorablement au fascisme. Cette mobilisation est également très radicale car les manifestants ont conscience de l’enjeu du rapport de force qui se joue. Le parti social-démocrate et même les dirigeants se son service d’ordre (qui a pourtant beaucoup souffert de la Heimwehr) ne comprennent pas cela et poussent sans cesse à la modération.

Finalement, la puissance de la manifestation est telle que le palais de justice est pris et incendié. Indiscutablement, l’institution judiciaire porte la responsabilité de ce dénouement par sa collusion permanente depuis sept ans avec l’extrême droite armée. Le parti social-démocrate en porte également une. Qu’il ait sans cesse souhaité une réponse "démocratique pacifique" aux assassinats perpétrés par la droite est honorable mais ne pas utiliser le service d’ordre du parti lors d’une telle manifestation spontanée venue des usines et des quartiers populaires, c’était livrer la foule à la moindre provocation, au moindre évènement ; cela était irresponsable !

Le chef de la police, Johann Schober, membre du parti chrétien-social du chancelier protonotaire du pape, fait tirer au fusil sur les manifestants tout en lançant également la Heimwehr dans la curée antirouge. Au soir, la gauche peut décompter 84 morts dans ses rangs, des centaines de blessés graves, des milliers de personnes marquées par les tabassages, un grand nombre d’arrêtés pour simple participation au défilé que le chancelier Ignaz Seipel, ami de Benoît XV, refuse de grâcier.

La voie vers la guerre civile, la voie vers l’écrasement militaire de la gauche et des syndicats, la voie vers le fascisme sont ouverts en Autriche à partir de cette journée du 15 juillet 1927.

Jacques Serieys


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