1968 Rodez et Aveyron en révolution

mardi 23 mai 2023.
 

Mai 1968 en Aveyron, une expérience de double pouvoir (article et vidéo de 33 mn)

Lycéens en mai 68, en Aveyron et ailleurs

Souvenir d’une aurore, en mai, dans l’Aveyron (texte publié en 2008 par Le Monde de l’Education)

La crise révolutionnaire de 1968, plus grande grève générale de l’histoire mondiale, a-t-elle touché l’Aveyron ? Oui, profondément. Comme au plan national, des trajectoires personnelles permettent de comprendre la maturation du mouvement politique de 68.

Trois processus peuvent être identifiés :

- Le développement du Pavé, groupe lié à l’extrême gauche : Le jeune ouvrier aveyronnais René Duran, fils d’un lignard des télécommunications, refuse de partir soldat en Algérie, est caché sur Paris (chez Gerville, Gauthier), loge avec Pierre Goldman, devient moniteur auprès des jeunes du bidonville de Nanterre lors de la répression du 17 octobre 1961 contre les Algériens (11538 arrestations, plusieurs centaines de morts), côtoie Michel Butel et autres militants internationalistes jusqu’en 1965. Revenu sur Rodez, il participe à une structure souple créée par le PCF. Mais « le parti » craint à tort la présence de gauchistes et le groupe se dissout. Isolés, nous prenons contact avec des exclus comme Alain Krivine puis créons « Le Pavé », un groupe départemental dont le nom signe notre solidarité avec le Che Guevara et le FNL vietnamien mais aussi nos liens culturels de l’époque (Gatti). Notre local Rue Saint Just devient une ruche contestataire gérée par Jean Louis Chauzy : disques de Paco Ibanez, discussions politiques et culturelles, dépôt des éditions Maspéro. Nous mettons en avant comme orateur, Luis Baro, né à Sabadell de Barcelone, ex-commissaire politique de la 121ème brigade, 26ème division (Durutti), mine d’expérience en auto-organisation, autogestion, république et double pouvoir. Nous aidons des déserteurs US. Le Pavé est ouvert à toute l’extrême gauche ; en 1966 René part 15 jours pour Paris au moment de la création de l’UJCML (lien avec Benny Lévy). Avec les JCR, nous participons sur Toulouse aux 6 heures pour le Vietnam. Unis à des militants PSU proches, nous disposerons début mai 68 d’une force significative.

- De la grève des mineurs de Decazeville naît un vivier de jeunes qui vont rejoindre les Comités d’Action Lycéens et parfois l’extrême gauche. Robert Eralès est le fils d’un des 2200 mineurs de Decazeville qui cessent le travail en décembre 61 face aux licenciements et au projet de fermeture des puits. Le jour de Noël, les CRS envahissent les rues. « Toute ma famille a travaillé à la mine, même ma grand-mère » dit Martine Gimenez, « gamines, on participe à la lutte ; le jour de Noël, on porte les cadeaux aux mineurs sur le carreau ». Le 9 janvier 1962, 30000 personnes défilent : drapeaux rouges et tricolores, Internationale, Marseillaise, Jeune Garde, Chant du départ. Spontanément, les enfants du collège rejoignent en bloc la manifestation. Le Comité jeune se couche plusieurs fois sur les voies pour stopper les trains. Les Comités d’action fleurissent ; le Comité des femmes joue un rôle très important. Le 26 janvier, 50000 manifestants. Les jeunes les plus actifs sont récompensés par une descente au fond des puits occupés ; Robert y retrouve son père. Le 15 février, la solidarité atteint 200 millions d’AF. Le 1er ministre s’en prend à la « grève politique de Decazeville » avant de lâcher sur des points importants. Après 66 jours de lutte, les mineurs décident la reprise, fanfare en tête, Internationale au vent, dix mille personnes derrière et un bilan « Notre sort dépend de notre seul combat ». Le père de Violette Aza n’est pas là pour défiler avec ses anciens collègues de la mine : militant du PCE, il a disparu en Espagne franquiste.

- Dans les années 1960, les nombreux cadres organisateurs locaux de la gauche sont encore hantés par la prégnance du cléricalisme archaïque réactionnaire aveyronnais et du fascisme entre 1925 et 1944. Aussi, ils vont s’engager aux côtés des animateurs du mouvement de 68 unis sur des références théoriques alliant république sociale émancipatrice et marxisme vivant. C’est sur cette base que se solidifie un accord très, très fort, autant instinctif que réfléchi, entre Jean Blanchard (IDEN Saint Affrique, PSU), Pierre Marillaud (IDEN Decazeville), Paulette Lassalas (directrice de l’Ecole normale de filles), Jean Malié (PSU), les animateurs des CAL et de la mouvance JCR, Michel Molhérat (président de la FCPE). Les discussions menées sur cette base avec les catholiques (Wolmar, Sournac, Prévostot…) qui « veulent remplacer le mécanisme du profit par une visée résolument humaniste » sont amicales, constructives et, je crois, d’un haut niveau de réflexion.

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Dans le même temps, de 1965 à 1968, des processus profonds se développent tant dans le salariat que dans la jeunesse. Sur mon lycée, les délégués élèves des clubs élisent en octobre 67 le bureau du foyer socio-éducatif ; celui-ci obtient 2 heures libres et 3 salles pour le club « Information et Auto-Socio-Education » où les élèves proposent, font et écoutent les cours. Notre lieu de vie, c’est le foyer « Guevara » avec ses 8 panneaux d’information (dont défense de la nature). Lors de la « 1ère rencontre des Jeunes animateurs de foyers socio-éducatifs » à Carmaux le 28 mars 68, notre lycée compte 37 activités périscolaires (orchestre, coopérative, théâtre, bibliothèque, interdiction des brimades …). Les délégués de dortoir gèrent la salle télé. De 66 à 68, nous sortons huit journaux, surveillés de près par l’administration, le premier ronéoté à 400 exemplaires sur un lycée, le dernier imprimé à 2500 par la société Subervie et vendu sur 5 lycées. Le 8 mai 1968, le Comité de rédaction élargi (aux CAL, clubs, équipes sportives) se transformera en Comité d’Action InterLycée (CAIL).

Les Comités d’Action Lycéens se créent sur Paris mi décembre 67. Nous prenons contact par Francis Jouve, militant JCR du Pavé, créons 6 CAL début 68 avec des jeunes souvent issus de familles imprégnées du souvenir de la barbarie fasciste. Depuis 65, l’impérialisme américain les a horrifiés. Le coup d’état militaire en Grèce et la répression sanglante en Espagne les ont convaincus du danger en Europe même. Le CAL de l’Ecole Normale de Filles constituera le cœur du mouvement politique en mai 68 ; son noyau comprend Annie Zanchetta (petite fille d’antifasciste italien devenu en 1927 mineur en Belgique et fille d’un syndicaliste communiste d’EDF), Annie Tora (fille de républicains espagnols devenus ouvriers agricoles en Algérie avant d’être accueillis en 62 dans les « baraquements » de Decazeville). Marie-Jo Vittori (père dans les Brigades Internationales puis chef des maquis de l’Aveyron, oncle Aurèle tué dans les Brigades, oncle François persécuté dans la Rhur puis à Madagascar, 27 mois de cachot et 4 ans de prison, président du Secours Rouge International, brigades internationales, Résistance en Corse, sénateur communiste)… A partir du début mars les CAL se transforment en structures de masse. De nombreux lycéens les rejoignent par lien d’amitié et par solidarité de génération dans un contexte politique mobilisateur. Nous participons à la grève enseignante du 4 mars (80% de grévistes lycéens).

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Du 24 avril au 16 mai, actualité et rythme militant s’accélèrent soudain : « Folklore ou efficacité en Occitanie », solidarité avec l’Espagne, Octobre d’Eisenstein présenté au ciné-club, affrontements à Paris. Les six manifestations locales du 1er mai 68 sont très unitaires donc nombreuses, chaleureuses, politiques. Contre l’exclusion d’un élève, nous menons les 6 et 7 une lutte victorieuse. Dans la nuit du 10, les transistors nous font vivre l’épopée des barricades parisiennes. Au matin, fleurit la première occupation aveyronnaise de 68 : les CAL s’installent sur Decazeville dans les locaux de l’Amicale laïque avant de faire de même conjoncturellement à la poste. Sur Rodez, grèves et débats se succèdent ! Le 11 au soir, plus une boule puante, plus un manche de pioche n’est disponible en magasin. Un service d’ordre lycéen imposant, d’athlètes et rugbymen se crée. CGT, CFDT, FO, FEN, UNEF appellent à une grève générale de 24h. Les grosses réunions des CAL accueillent des élus de gauche, des cadres du PC. Dans chaque meeting du 13 mai, un lycéen intervient. Sur Rodez, il lance « Ce système insensé assis, par des bourgeois pour des bourgeois, refondons-le entièrement ». Un petit groupe fasciste avance vers la tribune en scandant « OCCIDENT, OCCIDENT » pendant que d’autres essaient de semer la panique sur la place. Le SO lycéen déblaie les importuns. Le 16 mai, le CAIL organise une AG départementale avec 1500 présents.

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Le 18 mai, Michel Récanati nous transmet la consigne nationale des CAL : grève illimitée avec occupation des locaux à partir du 20. Sur le Bassin de Decazeville, des piquets de grève forts seront en place dès l’aube sous une grande banderole : Lycée occupé par les profs et lycéens. Pierre Tournemire et Jean Pierre Laval (un de nos fils de cheminot) feront partir la grève à Villefranche et le PSU à Millau. Sur Foch, chaque lycéen sûr forme une équipe de 6 pour une consigne qui sera donnée à 13h45 : tous au foyer à 14h. Malgré nos souhaits transmis par des enseignants, le censeur arrive à 14h40, fonce sur un élève… mais il lui faut franchir la barrière des tables en U entourées chacune par deux sizaines et un délégué de table, passer dessous ou dessus ? Il chahute un élève, hésite, comprend, part. Nous occupons comme six lycées en Aveyron ; la grève est partie sur 3 autres. Le Comité d’Action Inter Lycée décide pour le lendemain de rallier en manifestation les lycées Saint Joseph, Monteil, Sainte Marie… enfin le lycée de filles ; c’est l’explosion finale vers 11h 30 lorsqu’elles font une sortie hurlante, massive, interminable par le grand escalier alors qu’un même afflux arrive du privé ; le boulevard d’Estourmel se couvre de jeunes scandant sans cesse : Ce n’est qu’un début, continuons le combat… Ensuite, les lycéens se répartissent les tâches dans chaque établissement (coordination, commissions de réforme, suivi de la radio, SO, accueil des parents…) ; le lycée de filles est choisi pour Comité central de grève. « Nous baignons dans l’enthousiasme d’une grande famille de lycéens qui réfléchit, propose, vote, manifeste, espère et vit à un rythme endiablé… Lancés dans l’aventure d’une grève avec occupation des locaux, pendant une crise révolutionnaire, notre coeur découvre le monde dans des battements si puissants que le bonheur universel paraît à portée d’un dernier effort collectif ». Durant cette matinée, les contacts entre Blanchard, Marillaud et Serieys débouchent sur l’idée de prendre en mains toute l’Education nationale sur une démarche authentiquement républicaine. Rendez-vous est pris pour 15h à la Maison de l’enseignement (MGEN, MAIF, FEN).

Le Comité Autonome d’Etudes et de Décisions se crée à partir de cette réunion… Les objectifs des participants sont divers. Pour le CAIL, nous obtenons vite la fermeture pédagogique des établissements, le report du bac, surtout de faire tourner les lycées (cantines, dortoirs) au service de la grève pour permettre aux internes (très majoritaires) de rester. Avec les syndicalistes enseignants et le mouvement laïque, nous essayons d’établir les bases d’une plate forme revendicative unifiante à la hauteur de la grève résumée par : Université démocratique, nationale, laïque... Blanchard (PSU et IDEN) donne le ton « Nous sommes là pour prendre la machine … nous n’en sortirons que par un nouveau succès de la République laïque, sociale et démocratique ». Marillaud (IDEN proche des CAL) propose la synthèse : « Nous sommes un mouvement qui risque de n’être plus d’accord à brève échéance avec le pouvoir central. Nous serons donc amenés à prendre des décisions… » Notre amie, Melle Lassalas prépare le meeting du soir. André Clot (FCPE), Jean Paul Boissard (FEN), Hugues De Balmann (SNES)… impliquent leurs organisations. Le Comité en Assemblée plénière va compter 92 membres dont 36 élèves élus par lycée et CET, 29 enseignants par triple représentation ( Syndicale, degré d’instruction et par AG), 13 administratifs, 11 parents, 3 personnels de service ; il élit un bureau de 21, un bureau permanent de 5. Les journaux détaillent les élus, débats et décisions.

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Nous analysons la situation comme une crise révolutionnaire. Quelle perspective politique avancer ? Du 16 au 21, une majorité des CAL suit l’orientation proposée par les étudiants le 16 (on arrête tout, on réfléchit et on reconstruit une autre société). Du 21 au 23, nous modifions notre discours par expérience, par contacts locaux et après discussion à Toulouse avec Paco, Cours Salies et surtout Antoine Artous. Le 23 après-midi, un animateur du 22 mars et un Argentin arrivent de Paris, commencent par un cours de guérilla urbaine appliquée sur le centre de Rodez. Nous étudions la question pendant 2 heures en groupe restreint. Puis nous essayons d’analyser la situation politique pour dégager quelques perspectives : privilégier les mots d’ordre unifiant le mouvement lycéen et la grève ouvrière, centralisation des comités d’auto-organisation (comprenant une représentation des syndicats), imposant des droits et un contrôle démocratique, front social des milieux populaires sur un programme commun pour une véritable démocratie politique et sociale, gouvernement provisoire d’Union des gauches. Nos deux visiteurs vont défendre en gros, cette position, lors du meeting qu’ils président le soir même dans la Salle du Temple. Toutes les forces syndicales (CGT, CFDT, FO, FEN, autonomes), politiques (PC, SFIO, CIR, PSU, Pavé), conjoncturelles (CAEDEN, CAL), associatives (Vie nouvelle, Grand Orient), sportives… s’affirment d’accord pour créer un comité sous le nom Comité Départemental d’Action et de Grève.

Il suffit de lire la presse aveyronnaise relatant la journée du 24 mai pour imaginer la profondeur de la mobilisation. La grève des salariés se généralise et se durcit encore. Dans l’Education nationale, une assemblée générale de 2000 enseignants, parents et lycéens valide le CAEDEN. Le Comité intersyndical de l’artisanat avance ses propositions, noue des liens avec les syndicats de salariés et le mouvement jeune. A Millau “la plupart des commerçants ont fermé leur porte pour participer au rassemblement organisé à la Maison du peuple”. Le syndicat paysan FDSEA derrière son président Raymond Lacombe prend contact avec tous, écoute, convoque, invite la Coordination lycéenne à débattre une heure en AG paysanne, crée un Comité d’Action Départemental de l’Agriculture et se prononce par communiqué de presse : “pour un programme commun des corps professionnels, pour un comité intersyndical susceptible de coordonner les actions et d’étudier les conditions d’application d’une véritable démocratie économique et sociale.” Dans les établissements catholiques (Saint Affrique, Espalion…) un véritable raz de marée emporte tout (Bertrand Delanoë y joue un rôle important). Enfin, nous tenons le soir une assemblée générale qui décide la création du Mouvement du 24 mai comme force politique. « En ce soir du 24 mai … Nous avons tellement cru en la fraternité et au progrès de l’humanité que nos propositions peuvent apparaître aujourd’hui utopiques… Qu’importe ! Nous avons lié notre espérance à l’idéal démocratique des générations précédentes, au combat des travailleurs, au socialisme universel… ». Au matin du 25 se met en place un Comité Intersyndical départemental (CGT, FO, CFDT, CGC, FEN, FDSEA, CDJA, plus les CAL avec un statut particulier).

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Les 25 et 26 mai, nous sentons que le mouvement national est à un tournant. Que faire ? Nous fixons pour l’Aveyron un objectif assez clair : renforcer le mouvement en créant un comité dans chaque commune et canton pour tenir rapidement des Etats Généraux comprenant si possible toutes les forces du mouvement, sous la présidence de l’avocat Maurice Monteil (PSU) en vue d’un « Conseil Elu des Aveyronnais pour la république laïque, démocratique et sociale ». La logique des Républicains du CAED (marqués par la Résistance comme le président Charles Millon) est claire « Refusons la liquidation des acquis, poursuivons dans la voie engagée à la Libération » concrétisée pour l’éducation autour de l’axe Université nationale laïque et démocratique. L’homme du moment, c‘est Michel Molhérat, président de la FCPE, fils d’un tailleur de pierre syndicaliste ouvrier, parti lycéen de Saint-Flour avec une sacoche de grenades pour combattre au Mont Mouchet avec la Résistance écrasée, agent de liaison héroïque sur place, recherché, a passé le bac entouré de policiers puis s’est enfui par un vasistas des toilettes… Le 27 mai, les journaux diffusent l’appel : « Les délégués cantonaux des écoles publiques, réunis en congrès ce 26 mai, avec les conseils de parents d’élèves, le personnel enseignant, les amis des écoles publiques et les jeunes ont décidé de constituer immédiatement dans chaque commune et dans chaque canton un Comité d’Action… Le compte-rendu… sera transmis au Comité Départemental d’Etude et d’Action » (texte sorti en petits tracts par milliers). Environ trente comités cantonaux se créent très vite lors de réunions massives (souvent 200 à 350 personnes), se subdivisent généralement en comités communaux ; leur activité bénéficie de très larges comptes-rendus dans la presse. Une fusion se réalise alors de vieux réseaux républicains laïques avec des syndicalistes ouvriers, des enseignants, des paysans, des jeunes. La consigne est de créer un bureau avec des gens sûrs mais de fonder le comité lors d’une réunion large partant de la solidarité avec le mouvement gréviste et des réformes nécessaires dans l’enseignement. Voici quelques communiqués de presse. A Saint Laurent d’Olt (745 habitants, à la limite de la Lozère), « SNI, CGT (cheminots, employés), artisans, commerçants et agriculteurs, soit une quarantaine de personnes se sont réunis le 30 mai et ont organisé un comité permanent qui siège chaque jour à la mairie de 17h à 19h ». A Lafouillade (1123 habitants) « Les habitants… de toutes catégories sociales présents aujourd’hui 29 mai… demandent à tous les républicains et tous les démocrates de se rassembler en vue de l’institution d’une Université nationale unique et démocratique et se déclarent solidaires du mouvement étudiant ».

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La grève générale ouvrière a débuté en même temps que dans les lycées. Les postiers partent le 20 au matin ; ils « Saluent les étudiants en lutte et s’associent à leur mouvement… demandent l’abandon de tout projet de séparation poste télécommunications, nationalisation des entreprises fournissant du matériel de télécom, abrogation des ordonnances sur la Sécu, retraite à 55 ans dans le cadre d’une politique pour l’emploi des jeunes… » « Jamais une grève n’est partie aussi facilement, aussi automatiquement ». « La réalité aveyronnaise avec de petits centres isolés nous a obligés d’entrée à mettre en place des structures départementales de grève dans les grands services publics ». C’est ce que révèle aussi le communiqué de presse des électriciens et gaziers qui « occupent leurs locaux, constituent immédiatement un comité de grève sur chaque centre en permanence en liaison avec le comité départemental de grève qui siègera sur Rodez (téléphone 13.75) ». « Cette organisation a belle allure sur le papier mais l’absence de lien téléphonique a rendu la pratique très difficile ». Dans les grosses entreprises de la métallurgie et de la chimie, la grève s’est également répandue comme une traînée de poudre le 20 (Vieille Montagne, Vallourec, UCMD, Métal injecté…) et les occupations le 21. Partout, le piquet de grève matinal massif reste un souvenir majeur. Un écart énorme se maintient entre la soif considérable de réponses et propositions politiques ressentie partout et la réalité bien faible (L’Humanité, le Petit Livre rouge de Mao…). Les « brigades » lycéennes ont toujours été bien accueillies dans les entreprises. L’Assemblée Générale quotidienne (3 à 4 réunions hebdomadaires dans les services dispersés) permet de faire le point sur l’actualité. Les comités de grève d’entreprise ont parfois pris des initiatives du type du CAEDEN ; tel est le cas par exemple pour celui de la « Vieille Montagne », plus grosse usine du département qui prend à charge le paiement d’acomptes et l’organisation de la quatrième semaine de congés payés… De même, des ronéos sont utilisées pour les bulletins d’entreprise comme à Vallourec (dans la loge de garde occupée). Trois types de structure se créent au niveau d’une ville, des comités intersyndicaux, des lieux permanents de rassemblement de tous ceux qui sont en grève (Temple à Rodez, Maison du Peuple à Millau, Amicale laïque, mairie PSU et Bourse du travail à Decazeville) ; enfin, le Comité de grève du Bassin houiller de Decazeville présente un aspect intermédiaire. Terminons par ce qui m’a le plus frappé en 68, l’aspect très politique des interventions de responsables syndicaux locaux ; « même le jour de la révolution sociale où par la disparition du profit et par l’abolition du salariat, le travail sera libéré de l’exploitation, ce jour de mai rougi du sang des prolétaires … lâchement assassinés par l’ennemi de classe à Fourmies et ailleurs, ne saurait être considéré comme un jour de fête légale » (Roche, FO à Capdenac le 1er mai) ; s’adressant aux nombreux jeunes « le recours à la rue est actuellement le seul moyen… de se faire entendre. La classe ouvrière vous approuve. Elle compte sur vous pour construire en commun le monde de demain. Vive la solidarité universelle des hommes » (Boissières, CFDT à Millau le 13 mai) ; « l’idéal de la classe ouvrière c’est d’aboutir à une société sans classes où il n’y aurait plus ni exploiteurs, ni exploités, ni trusts, ni monopoles… La CGT soutiendra sans défaillance les revendications qui doivent recevoir des solutions immédiates. Nous savons que tous les travailleurs du monde suivent avec enthousiasme et admiration notre combat ; nous pensons aussi à eux en le poursuivant. La lutte engagée a une grande signification de classe : la CGT n’y faillira pas » (Raoul Mesonès, secrétaire départemental CGT et motion du 24 mai).

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La vie démocratique de la grève générale s’exprime d’abord par la transformation de chaque lieu occupé en espace convivial où les tâches se répartissent sans besoin de hiérarchie. La jeunesse en grève respire par le Comité central de grève, non une instance, mais une ruche combattante, le Lycée Fabre, édifice majestueux, magnifique, en pierre, service d’ordre à l’entrée et en haut des murs hauts de 5 mètres, les salles Hugo, Robespierre, Jean Moulin… C’est de là que partent de bon matin les brigades de fraternisation avec les piquets de grève ouvriers. En face, le lycée Sainte Marie abrite le Comité de liaison des élèves de l’enseignement libre autour d’une Sainte Vierge respectueusement peinte en rouge. Au plus haut du piton, l’antique immeuble Gally accueille le CAED avec son bureau à 14h, son comité à 15h, ses commissions, ses débats. Grouillant de vie, le Temple protestant permet la rencontre permanente des forces syndicales et politiques (de gauche), des brigades de collecte financière, de vieux trouvant un lieu où parler, de marginaux transfigurés. Avec le recul du temps, on se demande comment ont pu fonctionner en même temps dans les lycées des AG et CAL d’établissement, des conseils intérieurs d’organisation future (des centaines de pages extraordinaires), des structures de mobilisation par ville (CAIL à Rodez, comité exécutif des lycéens à Decazeville, bureau représentatif lycéen à Millau), des AG départementales, 36 élus au CAED (8 au bureau, 1 au bureau permanent, liste nominale dans les journaux), le Mouvement politique du 24 mai qui sort 3 journaux, la Coordination lycéenne. L’élection de celle-ci donne dans tous les établissements tous les sièges au courant majoritaire, solidaire du mouvement national (y compris dans le privé) mais aussi des minorités locales (réformiste laïque à l’ENG, Jeunesses Communistes à Decazeville, ultragauche barricadiste). Dans mon lycée, le 24 mai au matin, je ne sors de l’élection à bulletin secret que 5ème du 1er tour (2 à pourvoir) avant d’être élu bien plus tard avec Claude Debons après bilan d’activité, objectifs et désistements. La Coordination élit un porte-parole tournant.

Une crise révolutionnaire se traduit particulièrement par une ambiance de débat permanent sur les questions nées de la vie réelle. Concernant la sexualité, Pierre Marillaud avait tenu une conférence sur la poupée Barbie présentée comme signe d’une évolution de la société, et en particulier de la morale sexuelle : les poupons avaient disparu pour laisser place à une jeune femme sexy. Cette question de la sexualité et du mariage sera débattue publiquement sous les auspices du CAED et bénéficiera des avis du psychiatre Misrahi. Dans les lycées, dans les entreprises comme dans les comités locaux le sujet numéro un de 68 c’est celui du passage de relations sociales de soumission dépossession à une vie citoyenne fondée sur l’égalité, la démocratie et l’émancipation. Lors de l’assemblée générale du 16 mai, Mireille Fabre est excellente sur l’oppression et l’émancipation féminine ; aussi cette question sera prise en compte lors de l’Assemblée générale du lycée de filles (dans la cantine, 382 participantes) et la réunion à Sainte Procule, pour la composition du Bureau du CAIL (7 filles et 7 garçons comme le relève bien la presse), du Bureau représentatif lycéen élu à Millau (6 filles et 6 garçons), du bureau permanent du CAED (5 hommes élus que nous modifions en 3 hommes et 2 femmes Melle Lassalas, Violette Aza) ; la responsabilité du service d’ordre et des manifs sera donnée à Marie Claude Ferrié, lycéenne… La question du Droit au logement pour tous a été portée dans le mouvement par les Associations Populaires Familiales avec des propositions largement discutées. Cependant, nous avons sans cesse été dépassés par le niveau des débats imposés par l’actualité, dans les AG, dans les CAL (quel socialisme ? comment et quelle révolution ?..), au CAED (quelle nouvelle société ? corps et EPS, république d’élèves et rôle des enseignants, prise en compte des langues et cultures minoritaires), lors de la réunion organisée par le CAL du Petit Séminaire sur Christianisme, marxisme et perspective humaniste.

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Le 27 mai, la crise révolutionnaire est évidente avec une paralysie du pouvoir. Le bureau puis l’Assemblée du CAEDEN se réunissent et fixent un thème de réflexion central pour tous les comités de tout le département « la société future ». Une délégation rencontre l’Inspecteur d’Académie et rend compte de son accueil « Je suis un Ariégeois, je suis tombé en naissant dans le bain de la République ; je peux vous être utile… ». Le Recteur reçoit et reconnaît ce « Conseil Intérieur élargi provisoire, légal ou semi-légal ». La Trésorerie générale n’empêche pas l’utilisation des budgets. La préfecture « reste en liaison permanente » et limite les informations envoyées sur Paris. L’hôpital psychiatrique de Cayssiols (plus grosse entreprise de Rodez) part en grève et dénonce son statut privé. Les assemblées générales quotidiennes réunies dans les entreprises sont particulièrement nombreuses. La grève des PTT sur Rodez devient quasi unanime ( 100% dans les services tri des lettres, télégraphe, mesure, employés de direction, câbles, 94% parmi les facteurs, 90% pour les lignes, 85% téléphone) ; voici un vote d’AG publié par les qutodiens : »Tous les postiers en grève » s’adressent aux cadres « comment pouvez-vous accepter une augmentation hiérarchique des salaires ? …Les plus avantagés en ce domaine ne devraient-ils pas comprendre que la justice élémentaire et le bon sens voudraient que les augmentations soient dégressives ? »

Au même moment, l’AG des profs et élèves des lycées Foch et Fabre vote « une nouvelle organisation administrative et pédagogique » discutée depuis une semaine en commissions. L’organisation administrative confie les responsabilités exécutives aux élus d’établissement, la fonction d’expert et relais de l’Etat aux administratifs ; le conseil d’intendance par exemple, chargé de gérer le budget compte 2 profs, 2 agents, 4 élèves (l’intendant et le sous-intendant y ont voix consultative). « La journée scolaire est divisée en 3 types d’activités complémentaires : cours fondamentaux, travaux dirigés… clubs… Les élèves fondent l’autodiscipline sur le principe que chacun doit être conscient de ses responsabilités en tant que personne et membre d’un groupe. Un règlement intérieur sera élaboré par les élèves et discuté en commission mixte ». Même type d’AG à Espalion et Millau. A 14h s’ouvre la 3ème assemblée générale départementale (1200 participants) appelée par la Coordination lycéenne ; appel angoissé de Patrick Delort à l’unité des jeunes et des travailleurs. « Vers 18h, le défilé se forme sous les directives d’un service d’ordre très important. Portant de nombreuses banderoles , scandant des slogans et chantant l’Internationale… les étudiants, lycéens et ouvriers… ».

A Decazeville est arrivé André Cayrol, ancien dirigeant clandestin des mineurs devenu membre du Bureau national de la CGT « un haut parleur parcourt la ville pour inviter les adhérents du PCF et de la CGT à ne pas participer à la manifestation ». Pourtant le texte du CAL lu au rassemblement de Decazeville est connu pour avoir été discuté depuis une semaine : »La société actuelle a été définie comme une société capitaliste, société de profit (bénéfice fait par une minorité sur une majorité avec exploitation des ouvriers par une classe dirigeante)… La société idéale sera une société juste où tous les enfants auront les mêmes possibilités d’accéder à la culture… Les ouvriers seront propriétaires des moyens de production… le patron en tant que patron disparaît et avec lui… Le Capital basé sur le profit sera supprimé… Nivellement des salaires et diminution des heures de travail qui permettrait l’éducation permanente… La notion de travail telle qu’elle existe à l’heure actuelle est supprimée… Toutes ces mesures ont pour base notre confiance dans l’homme… Vive la révolution culturelle à la base de la réforme profonde de la société actuelle … Etudiants Ouvriers Solidaires ».

Le soir du 27, Jean Malié pour le PSU, Maurice Wolmar pour Vie Nouvelle, Jean Louis Chauzy pour le Pavé, Maurice Monteil (pour les Etats Généraux que nous préparons) et Jacques Serieys (CAL et M24) tiennent meeting commun à Rodez sur les perspectives politiques.

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Du 28 mai au 4 juin, le mouvement ne faiblit pas malgré un moment de flottement le 31 : Les journaux rendent compte de la qualité des élections au CAEDEN tant chez les proviseurs, principaux, censeurs, intendants… que pour les élèves. Dès le 28, plusieurs nouvelles entreprises (Cayssiols) et plusieurs nouveaux établissements scolaires sont occupés (même l’Institution Jeanne d’Arc de Millau). Le mouvement lycéen lance un journal départemental M24 et tient des meetings chaleureux chaque soir dans les cantons ruraux. Partout des caisses de solidarité financière se créent et font un travail énorme ; sur le Bassin de Decazeville le bureau compte un président (CGT), 2 vice présidents (FEN et FO), 2 secrétaires (CAL), 2 trésoriers (CFTC, CFDT). Le Temple ne désemplit pas d’une foule disparate et déterminée. De nouveaux syndicats ouvriers se créent (UL CGT à Mur de Barrez). Des cadres CGT hésitent entre nos perspectives d’approfondissement du mouvement complémentaires d’une perspective politique et celle qu’André Cayrol fait voter le 29 lors d’un meeting CGT : »Les travailleurs manuels et intellectuels, les jeunes… demandent à tous les partis de gauche… de se réunir pour établir un programme commun… C’est la seule voie pour voir aboutir de façon valable l’ensemble des revendications » ; Raymond Fages, secrétaire de l’Union locale de Decazeville en appelle lui à un « gouvernement pour et par le peuple ». A Millau, les gantiers sont en grève à 100% et leur assemblée générale refuse les propositions patronales. Les réunions de comités cantonaux comptent souvent 300 à 350 personnes, comme Naucelle le 29.

L’apogée du mouvement en Aveyron se situe les 29, 30, 31 mai et 1er juin avec une prolifération de comités d’action cantonaux et communaux (Capdenac, Rignac, Roquefort, Rieupeyroux, Villefranche, Firmi, Millau, Montbazens, La Salvetat Peyralès, Marcillac, Espalion, Najac, Saint Affrique, Réquista, Saint Geniez, Campagnac, Belmont, Laguiole…). C’est le moment des grands meetings comme à la Maison du Peuple de Millau et Saint Affrique. « Les femmes de Decazeville » se réunissent nombreuses le 31. Des ensignants du lycée agricole privé de La Roque prennent contact pour intégration dans l’enseignement public. Pompidou annonce le relèvement du salaire minimum de 35% et la suppression des zones de salaires ; les CAL réunissent une nouvelle AG départementale dans la grande salle de spectacle de la mairie de Rodez ; les journaux diffusent la motion votée « Les travailleurs et les étudiants sont solidaires. Pourquoi ? Pour des revendications légitimes… le pouvoir fait des concessions mais le système économique actuel l’obligera à récupérer l’augmentation des salaires par la hausse des prix Pour changer ce système qui fait de l’homme un INSTRUMENT au service des grands intérêts économiques Pour changer ce système qui, sous des apparences de démocratie (la loi est la loi) réserve les bénéfices et les pouvoirs à une minorité privilégiée ».

De Gaulle dissout l’Assemblée nationale et menace. L’ambiance se tend considérablement en Aveyron. « A la suite du discours du président de la République, plus de 300 personnes… se sont spontanément réunies à Rodez… constituent un Comité d’Action départemental pour le soutien des travailleurs et des étudiants qui a pour mission de parer à toutes les éventualités et soutenir par tous moyens appropriés les diverses formes de lutte ». Même réaction du Comité de grève du Bassin houiller ; CGT, CFDT, CGC, FEN, SGEN, Comités lycéens, FCPE, ARAC, ANACR, FNIRP, UFF, JS, UJFF, UJCF, FGDS, PC, PSU « se réunissent suite à la déclaration du Président de la république… devant la gravité de ses menaces créent un Comité Permanent de défense des libertés syndicales et démocratiques. Ce Comité invite toute la population à rester vigilante et prête à répondre à d’éventuels appels ». Durant toute cette période, l’articulation entre la volonté d’en découdre d’une bonne partie du mouvement et l’objectif d’auto-organisation de masse restera très difficile lors des AG du soir ; deux propositions seront majoritaires avant d’être repoussées de très peu, une opération sur la préfecture et une montée massive pour Paris. Le 4 juin, la presse diffuse toujours les décisions du CAED comme celles de l’exécutif scolaire départemental (admission au BEPC)

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De Gaulle a appelé à de nouvelles élections législatives et lancé un appel à la mobilisation de la droite. La sphère médiatique relaie sa propagande ; un million de manifestants gaullistes à Paris ? Voire. En Aveyron, le défilé départemental de la droite se tient le 5 juin. Les CAIL et le Comité d’Action Départemental distribuent un tract communiqué de presse autour du rassemblement et sur le parcours : « NE CONFONDEZ PAS gaullisme et république, dictature et liberté, exploitation du peuple et véritable démocratie. Le gaullisme base sa campagne électorale sur la défense de la République… Mais il est bien évident qu’il s’agit de la 5ème, c’est-à-dire une république fondée sur les monopoles, la concentration des pouvoirs, la sélection arbitraire, la répression policière… Ne vous y trompez pas : quand on apporte une gerbe à la statue de la liberté, c’est pour son enterrement ». Les 328 manifestants n’apprécient pas.

En ce 5 juin, la grève continue sur le département dans toute la métallurgie et chimie (CEPRO, UCMD, Vallourec, Vieille Montagne), la SNCF, PTT, Banques… Pour le 7 juin, la FEN nationale a levé le mot d’ordre de grève mais elle est désavouée sur le département par la section départementale du SNI « Compte tenu des concessions dérisoires du gouvernement, les instituteurs de l’Aveyron réaffirment leur détermination à poursuivre la grève jusqu’à l’obtention… » et par tous les syndicats du second degré qui « confirment qu’ils ne reprendront pas le travail tant que… ». « Le Conseil départemental des Parents d’élèves des écoles publiques se déclare entièrement solidaire… et invite les parents à s’associer à l’action jusqu’au bout ». C’est le Comité pour la défense des libertés républicaines qui unit plusieurs forces dans le combat face au gaullisme « La fraternité humaine, la paix sociale, la défense de l’esprit républicain ne sont pas du côté du gaullisme. Le régime est devenu celui du passé. Regardons vers l’avenir ».

D’autres comités cantonaux et communaux se créent encore (Mur de Barrez, Viviez…) ; la réunion du 7 juin à Saint Geniez d’Olt dépasse l’entendement par son nombre et sa détermination. Mais les appels syndicaux à la reprise du travail s’intensifient avec des dirigeants nationaux descendus en Aveyron pour obtenir la reprise. Il faut dire que la victoire du mouvement est significative dans certains secteurs ; je me rappelle la joie des ouvriers agricoles ayant obtenu, entre autres, 56 à 59% d’augmentation du salaire minimum agricole.

Le 10, l’enseignement privé reprend le travail ; de même dans l’élémentaire public (sur le secteur du Bassin 104 pour, 52 contre, 5 abstentions) et la CEPRO. Le ministère a annoncé la réouverture de tous les établissements publics d’enseignement le 10 ; quelques lycées sont encore occupés dont Monteil et Foch ; des grèves minoritaires se poursuivent (Millau). Monteil (le 15) comme Decazeville décident collectivement et dignement la reprise lors d’une Assemblée générale Parents Profs Elèves qui avalise le travail des commissions et des réformes pour la rentrée. A Foch comme ailleurs des jeunes du mouvement quittent le lycée ; je le fais aussi pensant laisser la place aux jaunes ; en fait, ceux qui ont été bouclés par leurs parents revotent la grève en entrant au lycée (communiqué de presse le 15). Le 18 juin, les ouvriers de l’usine Renault reprennent. La presse suit Foch (25% de grévistes le 19, in Midi Libre). Des usines ne reprendront qu’en juillet.

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Quelle position pour les législatives ? L’Union populaire sur un programme commun et l’union des forces de gauche sur ce programme dans une perspective gouvernementale faisaient autant partie du socle politique des animateurs du mai aveyronnais que l’auto-organisation, l’internationalisme et la nécessité d’une alternative au capitalisme. Le 25, nous avons affirmé notre accord avec le groupe ami du PSU pour qui « Ce mouvement de contestation et de revendication … exprime un besoin essentiel de renversement du régime capitaliste. Le PSU combat pour des revendications… mais aussi et surtout pour satisfaire la volonté de tous les travailleurs d’être maîtres de leur destin et d’en décider librement sur tous les lieux de travail… Face à toutes les manœuvres du pouvoir, nous réaffirmons que la lutte n’aura d’issue victorieuse que par l’union des forces de gauche… en vue d’une démocratie socialiste ».

Le 23 au soir, toutes les forces présentes à la tribune au Temple avaient intégré la perspective d’un gouvernement de gauche dans ce processus social et politique. Dans les débats très concrets du mouvement, nous avions toujours dit que la démocratie représentative correspondait au système capitaliste, présentait de graves défauts mais qu’aucune autre forme démocratique expérimentée ne lui était supérieure. Lorsqu’arrivent les élections législatives, nous proposons sur Rodez aux partis de gauche, de participer aux réunions pour expliquer notre mouvement et les bases de notre appel à voter pour eux. Jamais sur cette circonscription, la gauche n’a autant progressé que de 67 à 68.

Le texte politique intégral de fusion entre Le Pavé et le Mouvement du 24 mai (fruit d’une semaine de réflexion du 21 au 26 juillet 1968) diffusé en brochure : « Nous savons désormais qu’une révolution est possible en Europe occidentale. Nous savons mieux ce que pourrait être un processus révolutionnaire et quelles conditions sont nécessaires à sa réussite. L’insurrection étudiante a pu prendre le pouvoir dans l’Université et faire fonctionner celle-ci contre la logique de la société ambiante et son Etat sans que celui-ci fût mortellement atteint dans l’immédiat. Par contre, nous sommes conscients que le soulèvement ouvrier ne peut se faire de même sans s’attaquer directement à la société capitaliste, à la propriété des moyens de production. Une telle rupture ne peut être menée à bien par le type d’action spontanée qui a conquis l’université : elle suppose une stratégie politique, c’est-à-dire l’existence d’une organisation révolutionnaire. Cette organisation, si elle avait existé, si elle avait exercé son influence au sein des comités de grève et des comités d’action locaux aurait pu installer partout des centres de pouvoir ouvrier et populaire avant que l’Etat fut à même de réagir. Elle aurait pu briser les principaux ressorts de l’Etat capitaliste avant d’avoir à engager et à gagner contre lui l’épreuve de force finale. C’est dans cette perspective qu’il nous a paru nécessaire, à nous, jeunes travailleurs, d’entamer immédiatement un travail de recherche et d’information à l’échelle de notre ville et de notre région, sans attendre une nouvelle crise éventuelle à l’Université ou dans les usines. Nous croyons qu’une ligne révolutionnaire ferme est indispensable pour toute action. Mais l’heure n’est pas au sectarisme : c’est dans la confrontation la plus large que peuvent se dégager les idées justes. Devant la diversité et la complexité des problèmes, nous lançons un appel à tous les mécontents du présent, les exploités du travail, tous ceux qui veulent contribuer à la victoire du socialisme. Plus que jamais la lutte continue ».

Oui, la lutte continue au même moment puisque les paysans du Larzac nous invitent à une réunion sur Millau (au Glacier) pour refuser le projet d’extension du camp militaire du Larzac. Oui, la lutte continue aussi pour construire ce parti et cette stratégie politique qui ont manqué en Mai 68 comme après. Je ne peux terminer sans une pensée pour tous ceux qui ont payé cher, Mai 68, dans leur vie personnelle.

Jacques Serieys

Texte publié dans le livre "La France des années 1968" aux Editions Syllepse


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