Mai 1968 en Aveyron, une expérience de double pouvoir (article et vidéo de 33 mn)

lundi 18 mars 2024.
 

Ce texte retranscrit mon intervention orale lors du colloque du 13 octobre 2018 coorganisé à Paris par Alternatives et autogestion (A&A), l’Association Autogestion (AA), l’Association des communistes unitaires (ACU), les Amis de Tribune socialiste (ATS), l’Observatoire des mouvements de la société (OMOS), le Réseau pour l’autogestion, les alternatives, l’altermondialisme, l’écologie et le féminisme (AAAEF), Solidarité écologie gauche alternative (SEGA), les éditions Syllepse et l’Union syndicale Solidaires.

Je suis intervenu sur le sujet : Double pouvoir dans les lycées de l’Aveyron en mai juin 1968. Dans le texte ci-dessous, je me fie aux deux premières parties rédigées et développées à Paris, plus les deux dernières, rédigées mais sur lesquelles je ne m’étais pas étendu, faute de temps. Je complèterai ultérieurement par des documents scannés concernant les moments importants signalés et par des liens vers six nouveaux articles :

- Souvenirs personnels des années 1960

- Entretiens 2018 avec des amis et camarades lycéens de mai juin 68

- Le thème de l’autogestion avant, pendant et après mai 1968

- Contexte politique et débats stratégiques durant les années 1960.

- Retour sur les concepts de situation révolutionnaire et de double pouvoir

- De la Résistance antifasciste à mai juin 1968

Mai 1968 en Aveyron, une expérience de double pouvoir Vidéo de l’intervention de Jacques Serieys sur ce sujet lors du colloque "L’autogestion en 68"

https://www.youtube.com/watch?v=z3S...

L’intervention de Jacques Serieys sur le "double pouvoir dans les lycées de l’Aveyron en 1968" s’intègre dans la 1ère partie "Dans les collèges, les lycées et les universités". Elle commence à 23 minutes et 40 secondes et se termine à la 56ème minute.

1ère partie Le double pouvoir lycéen aveyronnais en 1968

Pour comprendre la force de ce double pouvoir, il faut donner une idée de notre jeunesse à l’époque. En 67 68, la moitié de ma classe a 19, 20, 21 ans. Majoritairement internes, nous vivons nuit et jour dans le lycée. Moi, je ne rentre dans ma famille qu’une fois en 6 semaines. Et la vie dans le bahut présente des aspects déplaisants : blouse obligatoire, cheveux ne dépassant pas 2 doigts, souvent en rangs par 2 etc. L’idée de changer la vie, ici et maintenant, ne peut qu’éclore.

Notre proviseur ironise alors sur nos pratiques d’octobre 67 à avril 68 en nous caractérisant de « petite république d’élèves », ce qui correspond assez bien aux dynamiques autogestionnaires de nos pratiques : journal lycéen bi-trimestriel à 2500 exemplaires, foyer socio-éducatif totalement autogéré groupant 37 clubs sur mon lycée, orchestre, coopérative apportant le budget de nos activités, équipes sportives, foyers d’internat, comité contre les brimades, délégués de dortoir gérant par exemple le planning de la salle de télévision, club d’actualité affichant quotidiennement les principales nouvelles (huit panneaux dont défense de la nature), club « Information et Auto-Socio-Education » où les élèves proposent, font et écoutent les cours sur un créneau de 2 heures libres avec 3 salles à notre disposition etc.

Dans le même temps, nous participons avec quelques camarades à un petit groupe politisé lycéen et à un groupe unitaire départemental, majoritairement d’extrême gauche et autogestionnaire, auquel nous avons donné pour nom : Le Pavé. Nous nous entendons très, très bien avec le PSU mais aussi globalement avec des adhérents PCF. C’est par ce groupe et le réseau des Comités Vietnam que nous sommes informés de la naissance des CAL sur Paris en décembre 1967.

Nous lançons sur l’Aveyron les Comités d’Action Lycéens le 11 janvier 68 et les concevons surtout comme des outils de type syndical intervenant sur les problèmes de qualité de la nourriture, de porte de WC ne fermant pas, d’animation culturelle en ville à aller voir, de droits de sortie, de sanctions injustifiées, de règles casernes etc

A partir du mois de mars, les CAL commencent à grossir et à se politiser de plus en plus ; en mai, ils représentent facilement 90% du milieu.

Le 8 mai 1968, le Comité de rédaction du journal lycéen convoque en réunion les chefs de classe, les capitaines d’équipes sportives, un délégué par club et les CAL pour tous les établissements publics de Rodez. De cette réunion naît le Comité d’Action Inter Lycée (CAIL) avec un bureau et un porte parole. Notre embryon de double pouvoir est alors en place avec une forte représentativité établissement par établissement et des groupes d’amis impliqués à fond. Je signale la présence d’un nombre significatif de jeunes très politisés nés dans des familles du Bassin de Decazeville Aubin (communistes, anarchistes, républicains espagnols...), de parents Résistants, syndicalistes ouvriers ou actifs dans le mouvement laïque radical, de familles d’avancés milieux ruraux aux traditions progressistes ancestrales.

Parmi les premières escarmouches préparant une situation de double pouvoir, je peux citer l’occupation de la poste centrale par les lycéens de Decazeville au petit matin de la nuit des barricades parisiennes. Affolement incroyable de l’appareil étatique local dès ce moment-là.

Au matin du 21 mai sur Rodez, nous occupons 3 établissements publics sur 5, 1 quatrième part en grève. Cependant, des profs de droite continuent à assurer des cours. Notre CAIL décrète l’interdiction générale du fonctionnement pédagogique sur les lycées. La plupart des administrations savent que nous sommes capables de faire appliquer cette interdiction et adoptent une attitude compréhensive.

Il fait très beau en cette matinée du 21 mai. Toutes les classes et tous les établissements partent en grève illimitée comme une traînée de poudre, même le privé. La ville résonne du slogan « Ce n’est qu’un début, continuons le combat ». La crise agricole de mai 68 (particulièrement la filière laitière) pèse dans l’entrée en lutte radicale de jeunes issus de milieu rural.

Nous profitons de l’excellent rapport de forces momentané pour occuper le lycée de filles comme comité central de grève avec le porte-parole du CAIL dans le bureau de la proviseure. Cependant, les enseignants réactionnaires et cette proviseure n’ont rien lâché sans y être forcés. Ils ont ameuté, sur chaque cas, les administrations, l’inspection académique, la préfecture, la police, la justice (plainte contre moi pour séquestration avec avocat, entrevue auprès du procureur de la république, audition de témoins etc)

La proviseure du lycée de filles maintenant son hostilité virulente, nous la démettrons officiellement de ses fonctions, décision qui va être avalisée par le Rectorat et le ministère.

Le rapport des forces avait tellement évolué dans la journée que le matin, les élèves empêchant un prof de faire cours se plaçaient dans l’illégalité. En fin d’après-midi ce sont les enseignants réactionnaires et les dépositaires du pouvoir étatique ne respectant pas l’interdiction du fonctionnement pédagogique qui se plaçaient dans l’illégalité. Que s’était-il passé entre-temps ? Nous avions compris que si des milliers de jeunes étaient capables de tenir des barricades toute une nuit à Paris, on pouvait trouver des centaines d’Aveyronnais pour prendre gentiment le pouvoir sur notre lieu de travail plus soft, l’Education nationale. Et ça a tellement bien marché en 2 à 3 heures que nos opposants en ont été tétanisés.

2ème partie Double pouvoir et autogestion de l’Education nationale

Ce jour-là, 21 mai, à 15h, les chefs d’établissement et inspecteurs rencontrent le CAI. Plusieurs reprochent âprement certains dérapages lycéens du matin. En fait, depuis plusieurs heures, avec des syndicalistes et quelques administratifs, nous préparons la transformation de cette réunion en un soviet départemental de l’Education nationale. Le nombre de conjurés passe rapidement de 3 à 12h30 à 30 vers 15h dont les secrétaires départementaux du SNES, de la FEN , de la FCPE.

Dès le début de la réunion, ce sont les inspecteurs amis du mouvement lycéen qui déstabilisent les hésitants et les adversaires. C’est le cas de Jean Blanchard (PSU et Inspecteur) « Nous sommes là pour prendre la machine … nous n’en sortirons que par un nouveau succès de la République laïque, sociale et démocratique ». Pierre Marillaud (également IDEN récemment sorti de Normale Sup Saint Cloud) propose la synthèse : « Nous sommes un mouvement qui risque de n’être plus d’accord à brève échéance avec le pouvoir central. Nous serons donc amenés à prendre des décisions… ». Il met cette phrase au vote. Moment fatidique. Seuls sont habilités à voter les présents mandatés. Remous dans la salle car les délégations de pouvoir sont peu prisées en 68. Ce sont des maoistes, gorziens et étudiants divers du Pavé qui crient le plus. Maintien du vote par mandats. Quasi-unanimité.

Dès lors, nous déployons un énorme travail pour informer et obtenir le soutien de tous les responsables syndicaux enseignants, de tous les directeurs d’école, de présidents d’Amicale laïque, de personnalités locales etc. Une commission rédige une plateforme unifiante. Une autre part en voiture avec mégaphone informer la population. Une autre prépare un meeting public pour le soir. Nous choisissons pour nom Comité Autonome d’Etudes et de décisions de l’Education Nationale.

Soudain, tout bascule d’un double pouvoir à la prise en mains en autogestion de toute l’Education nationale. Voici comment ? Le secrétaire départemental du SNI signale qu’il doit quitter la réunion car il a rendez-vous avec l’Inspecteur d’Académie. Notre CAED décide de le recevoir en lieu et place de l’Inspecteur d’Académie. Acceptation de la FEN à condition d’envoyer une délégation informer l’Inspecteur d’Académie que nous le remplaçons. Que va nous dire cet IA ? Je cite « Pour de petits Aveyronnais, Bravo ! Moi, je suis un Ariégeois, je suis tombé en naissant dans ce bain… » En gros, il nous félicite et nous propose d’intégrer le CAED comme adjoint car il peut nous être utile.

Est-ce que nous avons pu gérer en autogestion durant plusieurs semaines toute l’Education nationale du département ? Oui. Plusieurs décisions très rapides ont obligé le rectorat à nous reconnaître officiellement ou à nous affronter. A ce moment-là, le ministère a préféré nous reconnaître et nous laisser faire car il avait bien d’autres sujets de préoccupation.

Nous avons donc été reconnus, je cite la lettre et communiqué de presse comme un « Conseil Intérieur Elargi, légal ou semi-légal ». Nous étions donc devenus la légalité.

Je vais prendre un seul exemple de décision administrative prise dans le CAED. Le grand lycée agricole du département était confessionnel. Un délégué de cet établissement a trouvé notre ambiance chaleureuse, démocratique et efficace. Tout l’établissement est passé du privé au public. Sachez que ce n’était pas simple, ne serait-ce que pour des raisons de statut de chaque salarié, pour des raisons de budget etc. Est-ce que le ministre Alain Peyrefitte, un Aveyronnais, a validé ? Oui.

Comment a fonctionné cette autogestion ? Nous avons réparti les mandats au sein d’un comité départemental élu de 92 membres : 40% pour les lycéens, 30% pour les enseignants, 15% pour les administratifs et le personnel, 15% pour les parents. Les quotidiens locaux ont bien rendu compte des élections à bulletins secrets. Ils ont surtout bien rendu compte de nos décisions durant un mois. Le comité de 92 se réunissait le matin, le secrétariat de 21 en début d’après-midi et le bureau permanent de 5 puis 6 à 17h. Moi, je ne suis resté membre du bureau permanent que 3 jours car nous avions voté en coordination lycéenne de tourner dans cette responsabilité.

3ème partie) Double pouvoir partiel et rapport de force global

3a) Nous avons choisi dans l’Education nationale d’appuyer un adulte le plus proche de nous possible et le plus compétent possible plutôt qu’assumer seuls le rapport de forces

Nous n’avions pas le choix. Pour de multiples raisons financières impliquées par l’autogestion, nous avions besoin que les budgets ne soient pas bloqués. Or, la Préfecture et le Trésorier-payeur général nous ont avertis gentiment qu’ils ne pouvaient reconnaître un lycéen comme ordonnateur départemental des dépenses vu que nous étions tous mineurs.

Nous avons donc cherché le meilleur Kerenski possible, c’est-à-dire une personnalité symbolisant un compromis de pouvoir à un stade donné du processus révolutionnaire ; il s’est avéré parfait dans cette tâche. Ancien Résistant, très marqué par certaines trahisons de 1945 à 1949, nous avions eu plusieurs discussions avec lui avant mai 68. Il a couvert du sigle CAEDEN tous les appels à des réunions locales, cantonales et départementales.

3b) Convergence avec les milieux de la culture. Grâce à la couverture d’une soirée poésie, nous avons tenu la 1ère rencontre départementale des CAL ; grâce à la cinémathèque locale Octobre d’Eisenstein a été programmé au bon moment ; grâce au grand spectacle annuel de théâtre s’est tenu le premier meeting public du CAEDEN etc.

3c) Convergence avec les catholiques de gauche et attention à ne pas faire de l’Eglise une adversaire. L’Eglise pesait alors beaucoup sur la société aveyronnaise. Aussi, nous avons répondu positivement à la demande de rencontre CAIL évêché. Notre lien avec les catholiques de gauche datait d’avant mai. Plusieurs réunions avec une vingtaine d’entre eux a porté sur le sujet « Comment remplacer le mécanisme du profit par une visée résolument humaniste ». Ce groupe nous a beaucoup aidés au printemps 68 par ses liens avec les dirigeants paysans de la FDSEA comme au sein de l’enseignement confessionnel.

3d) Attention à la plus large unité politique possible

Une petite partie des gaullistes s’est désolidarisée du général en plein mouvement. Cela a été le cas par exemple en Aveyron du FJP, scission gauche des jeunes gaullistes. Nous avons fait très attention à conserver leur participation au mouvement jusqu’à la fin

3e) Unité avec les syndicats de salariés.

Fin mai début juin, la préfecture a commencé à adopter une attitude plus ferme. En particulier, elle a fait savoir au CAED et au CAIL que toute manifestation allait être interdite par la force au niveau national lors de la journée des CAL. Et puis, une nuit, je suis réveillé par un prolo de Decazeville, qui me dit « Raoul te fait dire que si on vous touche, la CGT vous défendra. Il en informe la préfecture. » Cette position de l’Union départementale CGT, acquise après un débat houleux, changeait tout. D’ailleurs, Fo et la FEN ont pris la même position dès le petit matin. Et nous avons manifesté, chanté, fait des sit-in prolongés lors de la journée des CAL dans toutes les villes du département jusque tard pour bien marquer que nous n’avions pas été intimidés ; de plus, certains espéraient voir enfin arriver des CRS.

3f) Rôle des assemblées générales du mouvement

Nous avons tenu trois assemblées générales départementales bien couvertes par les quotidiens locaux qui ont été, toutes les trois, d’une grande utilité pour l’audience du mouvement. La première, le 16 mai, a permis de développer pourquoi nous remettions en cause la société en place : oppression des femmes (question la plus discutée), capitalisme et mépris des salariés, impérialisme et faim dans le monde (sujet d’une campagne de la JEC à l’époque), capitalisme et destruction de la nature (je rappelle que le club de Rome créé début avril 1968 préconisait une croissance zéro), capitalisme et désertification rurale, 5ème république et relations hiérarchiques de pouvoir etc. La deuxième AG a permis d’insister sur l’intérêt de l’auto-organisation et de l’autogestion autour du débat pour valider le CAEDEN. La troisième a surtout porté sur le bilan des accords de Grenelle et débattu des perspectives.

Le CAIL a convoqué lui au moins 4 assemblées générales spécifiques du mouvement jeune. Elles ont toutes été marquées par une tendance naturelle jusqu’auboutiste. Je regrette par exemple de ne pas avoir stoppé certains non-lycéens qui ont joué sur ça, par exemple pour faire voter le boycott du bac qui a divisé les lycéens.

Les lycéens participaient surtout aux réunions et assemblées générales d’établissement portant sur les réformes des instances, de la discipline, de la pédagogie...

3g) Rôle des lieux de vie du mouvement

Durant une crise révolutionnaire, les gens ont absolument besoin de lieux ouverts dans lesquels ils puissent s’informer, discuter, agir heure par heure. Ces lieux ouverts créent une sorte de double pouvoir matériel, collectif, symbolique : piquets de grève, bourses du travail, mairies de gauche etc Voici 2 autres exemples sur Rodez.

-  1 l’Inspection académique dans l’immense bâtiment de l’école Gally, géré par le CAEDEN. Voici la description qu’en a donné plus tard dans un livre de mémoires André Clot, ancien Résistant, alors secrétaire départemental FCPE « C’était devenu tout de suite le Quartier Général de la contestation. Là se côtoyaient instituteurs et professeurs, lycéens, chefs d’établissement, responsables de parents d’élèves. On rentrait, on venait s’informer, on repartait pour revenir plus tard commenter les derniers évènements. C’était l’auberge espagnole. ». Des débats publics captivants y étaient organisés par exemple un sur la société future, un sur la sexualité introduit par un psychiatre...

-  Deuxième exemple : le Temple protestant. Depuis au moins la Résistance et la guerre d’Algérie, c’était un foyer contestataire actif. Dès le début, le pasteur, membre du PSU, a mis la grande salle de célébration au service total du mouvement. Ce sont installés là presque en permanence des familles protestantes, des lycéennes hyperactives, des personnes en difficulté dans la vie tout heureuses de trouver un lieu où parler et se rendre utiles, des retraités. Un comité d’action s’est créé là dont l’efficacité va s’avérer étonnante pour le porte à porte en soutien financier des grévistes, pour la distribution de tracts par exemple sur le lieu de rassemblement de la manif gaulliste début juin etc.

4ème partie) Situation révolutionnaire, auto-organisation de masse et essai d’alternative

4a) Situation révolutionnaire Le CAIL a caractérisé la conjoncture politique comme probablement révolutionnaire dès le 11 mai et comme à coup sûr révolutionnaire le 20 mai. Je n’ai pas changé d’avis. Parmi les critères habituels, un des trois avancés par Lénine, correspond à une partie significative de la population aveyronnaise de 1968 : « Aggravation, plus qu’à l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées ». Une grande partie de l’industrie (mines, sidérurgie, textile, ganterie), de l’agriculture et des milieux ruraux (artisans, commerçants) étaient déjà en grand danger. La détermination des paysans durant le mouvement de mai juin a contribué à radicaliser des lycéens sortis de ces familles mais a également créé un rapport de forces, une ambiance qu’il suffisait d’orienter vers une alternative sociale et politique.

Notre analyse de la situation comme révolutionnaire est alors largement partagée avec le PSU, avec le SNES, avec les anciens chefs de la Résistance, avec un fort groupe de catholiques de gauche, dans le CAED. Mieux, un jour, la Convention des Institutions Républicaines nous fait rencontrer des personnalités politiques et administratives du département (particulièrement des adhérents de la CIR, des radicaux, des socialistes et des francs-maçons). Nous tombons tous d’accord sur l’analyse de la situation comme révolutionnaire. Ils l’expliquent dans un communiqué de presse paru le lendemain.

4b) Regret : une vision utopiste de la centralisation de comités populaires d’auto-organisation

Dès le 23 mai, nous avions pour projet théorique avec le Pavé, le PSU, des cadres du PCF, de la SFIO, de la CIR... de tenir rapidement des Etats Généraux comprenant si possible toutes les forces du mouvement, sous la présidence de l’avocat Maurice Monteil du PSU (que nous avons appelé ironiquement durant le mouvement "président du conseil des commissaires du peuple de l’Aveyron"), en vue d’un « Conseil Elu des Aveyronnais pour la république laïque, démocratique et sociale ». Il est vrai que les faibles responsabilités des conseils généraux d’alors et leur faible efficacité (par exemple en matière d’aménagement du territoire) laissait une grande place à une alternative politique.

Du 30 mai au 7 juin, nous avons bien fait fonctionner le CAEDEN. Plusieurs comités départementaux de grève étaient représentatifs (Poste, EDF, cheminots). Nous avons réuni des comités cantonaux et communaux essentiellement en milieu rural. L’affluence a toujours dépassé tous nos espoirs (voir compte-rendus dans les journaux), environ 6000 à 10000 personnes au total. Cela correspond à environ 300 000 personnes sur la région parisienne.

Cela nous a prouvé une très forte écoute et attente dans la population. Cela a également conforté notre compréhension de l’utilité de comités d’auto-organisation durant ce type de mouvement. Le nombre de gens en lutte, y compris radicale, est alors beaucoup plus important que le nombre de militants politiques ou syndicaux. Ils apportent des relais vers des familles, des entreprises, des rues, des HLM, des quartiers, des villages habituellement peu touchés par l’action syndicale ou politique. De plus, ces nouvelles recrues dans la lutte, souvent très actives, sont très susceptibles en matière de participation aux décisions. Elles ont en particulier une grande réticence à voir les partis de gauche s’accaparer la direction, d’où une forme particulière d’apolitisme radical.

Cependant, a posteriori, il est regrettable que nous n’ayons pas mieux réfléchi à ce que nous voulions proposer à ces comités. Il aurait été utile par exemple de soumettre au débat un pré-programme pour susciter des amendements et débats concrets regroupés ensuite au niveau départemental. Les discussions que nous avions eues par exemple avec des élus, avec de petits commerçants et artisans auraient trouvé là place à être formalisée.

Enfin, nous n’avions pas anticipé une chute aussi rapide du mouvement vers le 7 juin.

4c) Autre regret : un énorme loupé sur les aspirations occitanes

A l’époque, la langue de communication courante de la grande majorité des milieux populaires était l’occitan. Les milieux occitanistes, y compris de droite, se sont beaucoup engagés dans le mouvement et espéraient que nous intégrions cette dimension. Le plus grand écrivain occitan du 20ème siècle, Jean Boudou, est venu me voir le 24 mai et nous étions d’accord sur une campagne de mobilisation qui aurait remué les fermes, les chemins et les montagnes chez nous. Et puis, moi dont c’était la langue mais débordé de tâches, j’ai laissé passer une occasion qui ne se représentera pas.

4d) Le Comité Départemental d’Action et de Grève

Dès le 23 mai, se réunissent le CAED, les Comités centraux de grève, les syndicats départementaux CGT, CFDT, FO, FEN et divers syndicalistes locaux, les partis PCF, PSU, SFIO, CIR et radicaux, les anars de 3 courants, le Pavé, les lycéens, des élus, des associations (Planning familial, APF, femmes françaises, Vie nouvelle, Grand Orient), les protestants, juifs progressistes et catholiques du mouvement etc.

Premier constat : une volonté générale d’unité. Seul problème, nous avons buté sur le nom à donner à notre regroupement car cela impliquait un projet politique. Le PCF s’est battu pour Comité d’Union de la gauche et des forces de progrès ; c’est surtout FO qui s’y est opposé avec des arguments, à mon avis, justifiés. Un prêtre a avancé L’Aveyron en commun ; c’était très bon et nous aurions dû soutenir cette proposition. Finalement, le PSU a obtenu un accord général sur Comité Départemental d’Action et de Grève qui n’était pas suffisamment positif pour symboliser une perspective d’alternative politique sur le département. Surtout, les 4 dirigeants qui se sont proposés pour le faire vivre n’ont rien fait.

4e) Pour un pouvoir populaire en Aveyron

Le 23 au soir, nous avions raté l’occasion mais la force du mouvement nécessitait une réponse en terme de pouvoir politique. Aussi, dès le 24 au matin, la FDSEA me contacte pour discuter de cette question. Il s’agissait de dirigeants nationaux comme Raymond Lacombe et Marcel Bruel avec 2 responsables de la chambre d’agriculture dont Henri Landès, très populaire dans les milieux catholiques de gauche et ruraux. J’ai été frappé par leur accueil chaleureux. Les plaisanteries en occitan fusaient facilement. Ils avaient deux projets immédiats : premièrement soutenir la mise en place d’un gouvernement national transitoire comprenant particulièrement les syndicats et instaurant un pouvoir populaire. Deuxièmement, ils disposaient déjà d’informations sur des discussions avec Mendès France et souhaitaient peser dessus par une initiative aveyronnaise éclaircissant la nature de cette présence syndicale et du pouvoir populaire.

Nous nous sommes rapidement mis d’accord sur un processus constituant, sur la forme d’une autogestion généralisée dans le cadre d’une république démocratique et sociale, sur un pouvoir populaire concrétisé par une moitié des élus départementaux et nationaux émanant des corps professionnels. Je passe ici sur les débats de fond occasionnés par ce projet.

Sur cette base, ils ont rédigé un communiqué de presse qui est paru en bonne place dans la presse du lendemain. La phrase la plus importante est la suivante : “pour un programme commun des corps professionnels, pour un comité intersyndical susceptible de coordonner les actions et d’étudier les conditions d’application d’une véritable démocratie économique et sociale.”

Ils ont créé un Comité d’Action Départemental de l’Agriculture. Ils ont réuni une assemblée générale paysanne où ils m’ont demandé de chauffer la salle sur l’autogestion, sur la sélection sociale et sur le fait qu’il faut en finir avec les élus baratineurs qui ne défendent absolument pas les milieux professionnels populaires. Trois magnétophones tournaient ; je suis sûr d’une seule chose, j’ai beaucoup chauffé la salle et j’ai été applaudi comme jamais.

4f) La place des femmes et de la dimension féministe dans le mouvement

Globalement, sur ce point, notre bilan est assez bon. Les coordinations lycéennes de ville (Millau, Decazeville, Rodez) ont été élues en respectant la parité. Plusieurs personnalités féminines et féministes ont pesé sur le discours public du mouvement. Le cœur politique du mouvement jeune politisé était constitué par l’Ecole Normale de filles. Cependant, une fois les élections terminées au CAEDEN, nous avons été confrontés à un problème : Les 5 élus au bureau permanent étaient des hommes. Lors d’un débat difficile, nous avons considéré que la parité réalisée par les lycéens était un principe supérieur au résultat des élections. Donc, nous avons modifié la composition du bureau, après nouveau vote de l’ensemble du comité, de 5 / 0 à 4/2.

4g) Sur les manifs gaullistes de fin mai début juin.

Nous avions appris par un salarié de la préfecture que la consigne du ministère de l’intérieur était de multiplier le nombre de manifestants réels par 10 à 20. Aussi, pour la manif départementale de l’Aveyron, nous avons chargé cinq camarades de les compter. Moyenne : 328. Nous les avons photographiés, même si c’est interdit, avec un appareil permettant un suivi indiscutable de ligne à ligne. Résultat : 328. Le policier avait trouvé 350. Qu’annoncent les 3 quotidiens locaux du lendemain : 5000. Nous avons rendu visite aux journalistes de notre connaissance et en avons tiré la conclusion que le ministère de l’intérieur a des moyens de pression suffisants pour manœuvrer médiatiquement l’opinion. Et cette manœuvre a été décisive au niveau national.

4h) Sur la reprise du travail

Elle a été marquée par une logique jusqu’auboutiste. Le 7 juin, SNI, SNES, SGEN etc appellent encore à la grève illimitée jusqu’à satisfaction..., "jusqu’au bout" ajoute la FCPE.

Quant aux lycées, le mien a repris un fonctionnement pédagogique normal le 19 juin. Les lycéens du mouvement ne sont pas rentrés. Qu’ont fait des élèves de familles de droite qui avaient été bouclés chez eux en mai juin ? Ils ont revoté la grève illimitée. Merci à eux ! Midi Libre signale en date du 19 juin encore 25% de grévistes sur l’ensemble des 6ème à la Terminale et 55% pour les Sde, 1ère et Tle. Merci encore !

En juillet, nous avons organisé une semaine de débats publics mais aussi des discussions politiques entre nous autour de la fusion entre le Pavé et le M24.

4i) Auto-organisation et situation révolutionnaire

Dans son interview à Contretemps de ce mois de mai 2018, Alain Krivine affirme "Mai 68 ne pouvait devenir une révolution parce qu’il n’y avait pas une réelle auto-organisation du prolétariat". J’ai fait mon possible toute la vie pour développer l’auto-organisation par exemple en 1995 avec une coordination départementale des Assemblées générales soutenue par la CGT, FO, FSU et SGEN. Pourtant, je trouve que cette phrase de Krivine donne une fonction magique à l’auto-organisation. Je prends le cas de la grève sur la Poste en Aveyron en 68. Elle était animée par des syndicalistes comprenant l’intérêt de l’auto-organisation complémentaire des syndicats durant les longues grèves. Parmi eux, se distinguaient des cédétistes typiques de la gauche CFDT de l’époque, un petit syndicat autonome type SUD et surtout un secrétaire départemental de la CGT (adhérent du PSU qui avait quitté le PCF en 1956 sur l’affaire hongroise). Leur comité central de grève et l’assemblée générale marchaient très bien même si le bureau correspondait de fait à une intersyndicale légèrement élargie. Moi, cela ne me gêne pas.

Idem pour la Coordination lycéenne de l’Aveyron en 1968. Elle a été mise en place suite à de vraies élections à bulletins secrets par établissement. Elle s’est réunie une fois et j’en ai été élu porte parole à l’unanimité. Je n’ai pas su quoi en faire parce que le CAIL, le CAEDEN et le M24 (sorte de mouvement révolutionnaire des jeunes locaux) étaient beaucoup plus aptes à jouer un rôle social et politique efficace, que cette "coordination" très hétérogène. C’est le principal bilan négatif que je tire de notre action politique en 68 en Aveyron : A trop vouloir développer des comités d’auto-organisation, nous sommes passés à côté des possibilités moins ambitieuses d’alternative politique qui se sont présentées.


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