18ème : Siècle des Lumières, progressistes mais datées

dimanche 16 avril 2023.
 

A) Le 18ème : siècle de la philosophie des Lumières

Au 18ème siècle, le modèle politique de la royauté absolue règne sur l’essentiel des Etats européens (France, Espagne, Autriche, Prusse, Russie, Portugal...). La religion leur fournit un appareil idéologique dévoué et efficace. Cependant, l’évolution économique du continent, la victoire des révolutions anti-absolutistes et bourgeoises des Pays-Bas, d’Angleterre, de Genève, la crise du christianisme introduite par le schisme protestant... génèrent un contexte de fragilité de ces pouvoirs de droit divin.

Les manuels scolaires caractérisent souvent le 18ème comme le siècle de la philosophie des Lumières. Il est vrai que le 18ème a été marqué par un souci philosophique décelable dans les sujets mis aux concours comme dans le titre même d’ouvrages célèbres de l’époque : Lettres philosophiques (Voltaire 1734), Pensées philosophiques (Diderot, 1746), Dictionnaire philosophique (Voltaire 1764), Histoire philosophique des deux indes (Raynal)... Il est vrai aussi que le contenu de cette quête peut être caractérisé comme la recherche de la Lumière de la Raison en matière scientifique, historique, philosophique et politique.

Emmanuel Kant est souvent cité pour sa définition des Lumières “Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières.”

Cette sortie des humains de leur ancienne époque non adulte peut-elle s’opérer seulement par une quête individuelle ? Non, ce processus d’affranchissement présente une dimension collective incontournable liée à une condition : que l’usage public de la raison, la libre circulation des idées et des opinions, de manière orale ou écrite, soit érigé en « droit sacré de l’humanité ». La censure est jugée comme un « despotisme spirituel » qui ne nie pas seulement la liberté de publier ou de communiquer oralement des idées, mais également la liberté de penser.

Or, l’Eglise catholique tient à conserver son monopole de production idéologique. Aussi, le 18ème est un siècle de combat philosophique contre ce monopole totalitaire qui s’est traduit par l’interdiction de nombreux textes des Lumières, leur condamnation à être brûlés et même la peine de prison pour les auteurs.

L’histoire philosophique a retenu l’opposition de deux grands courants, les Lumières et les Anti-Lumières. Ce point de vue permet de comprendre les enjeux essentiels de l’époque. Il ne faut cependant ni exagérer l’unité de chacun des deux camps, ni sous-estimer les évolutions personnelles de chaque philosophe. Il est évident, par exemple, que la période révolutionnaire ouverte à partir de 1773 se traduit par une radicalisation assez générale des Lumières.

Les bases idéologiques d’une remise en cause du dogmatisme politique et théologique avaient été posées dès le 17ème siècle, par Descartes en particulier dans son Discours de la méthode. En opposant à la pensée religieuse métaphysique et mythique, l’argumentation par le doute méthodique, le primat de la raison et de l’expérience, il posa les fondements d’une véritable révolution intellectuelle. La concrétisation dans la vie des hommes n’advient qu’un siècle plus tard. En prouvant la viabilité d’une société respectueuse de droits juridiques individuels, sans royauté absolue ni Eglise omnipotente, l’Angleterre jette, elle, les fondements, d’une révolution politique et juridique complémentaire du cartésianisme.

B) 18ème Un siècle de progrès

B1) Progrès démographique

La population française n’a guère varié au cours du 17ème siècle, aux environs de 20 millions d’habitants. Au 18ème, elle augmente jusqu’aux environs de 28 millions.

Pourquoi une élévation aussi rapide ? Surtout parce que l’espérance moyenne de vie passe de 27 ans à 35 ans.

« Au début du siècle, sur cinq enfants qui naissent, un seul atteint l’âge de vingt ans... A la fin du siècle, sur cinq enfants nés, deux et demi peuvent atteindre l’âge de vingt ans... Les mortalités diminuent parce que, globalement, les enfants mangent mieux, mangent plus, mangent moins d’aliments faisandés ou mal cuits, moins de blé mal germé ou pourri... L’explosion urbaine absorbe une bonne partie de cette explosion démographique, ce qui témoigne d’abord du fait que les surplus de production agricole peuvent approvisionner les villes. » (Olivier Coquard)

En effet, l’amélioration du climat et le perfectionnement de l’outillage permettent une multiplication des rendements agricoles. De nouvelles cultures comme celle de la pomme de terre contribuent à l’alimentation des populations.

B2) Progrès technique et croissance économique

Les progrès techniques naissent essentiellement en Angleterre, fer de lance de la révolution industrielle :

- navette de tissage puis métier à tisser pour le textile

- nouvelle technique de fabrication de la fonte en métallurgie

- importance de la machine à vapeur (James Watt, 1763) comme source d’énergie pour les industries et les transports..

Les productions agricoles voyant leur rendement augmenter nettement, pour les céréales comme pour la viticulture par exemple, le royaume de France ne connaît aucune famine grave entre 1720 et 1770.

La production de fer et d’acier fait un bond très important en qualité et en quantité, d’où de meilleurs transports, de meilleurs outils... Les testaments prouvent l’amélioration très nette dans l’équipement intérieur des maisons, en matière de meubles en particulier.

Le grand commerce se développe également vers l’Amérique comme vers l’Afrique.

Toutes ces évolutions économiques génèrent un bouleversement des paysages. Les remparts sont souvent détruits pour augmenter la surface urbaine ; les routes s’élargissent et se couvrent de diligences.

B3) Progrès scientifique

Isaac Newton avait énoncé en 1687 la loi de la gravitation universelle ; ce cadre mathématique contribua à de nouvelles recherches et découvertes.

Notons au 18ème siècle :

- en physique, l’Américain Benjamin Franklin (principe du paratonnerre)

- en chimie, Antoine Lavoisier (découverte de l’oxydation, des composants de l’air et de l’eau, de l’état de la matière...)

- en mathématiques, Leonhard Euler

- en sciences naturelles, les frères Jussieu, Buffon et Linné

- en navigation aérienne les frères Montgolfier...

B4) Raison et Bonheur terrestre possible

Meilleure alimentation, meilleure santé, meilleur logement, meilleurs outils, meilleure espérance de vie permettent d’entrevoir une autre espérance que celle du paradis après le décès : celle d’une vie terrestre la plus heureuse possible.

Globalement, le rapport des habitants à l’Eglise s’en trouve changé car celle-ci n’apporte plus la seule consolation aux malheurs terrestres ; elle rythme moins la vie des familles au fil des enterrements. Dans certains milieux aisés s’amorce puis se développe la remise en cause de pratiques médiévales comme d’une transcendance dogmatique.

C) Comprendre le Siècle des Lumières

Le mouvement des Lumières tire son nom de cette remise en cause des ténèbres de l’ignorance par les lumières du savoir.

C1) Les Lumières

Des personnes aisées de milieux urbains se groupent de plus en plus souvent dans des salons et académies locales qui débattent et organisent des concours sur des sujets fondamentaux. Une partie significative de cette élite cultivée adhère à des loges maçonniques.

Ces personnes font partie des Lumières qui représentent à la fois une forme de sociabilité (académies, salons...), une identité culturelle et idéologique (espoir dans le progrès). Il serait erroné de surestimer l’unité de ces Lumières, terme qui recouvre une importante diversité d’auteurs, de courants de pensée et d’acteurs historiques.

Cependant, six caractéristiques assez communes permettent d’analyser collectivement ces Lumières :

- l’échange culturel

- la primauté de l’esprit scientifique sur les dogmes de la Révélation divine, la promotion de la connaissance et de la raison

- la réflexion politique issue de la Révolution anglaise, marquée par la théorie contractuelle, influencée par les travaux de John Locke.

- une certaine opposition à la superstition, à l’intolérance, aux abus des Églises et des États, une première désacralisation de la monarchie

- l’affirmation de l’idée de tolérance dans une Europe marquée par les divisions religieuses

- l’idée de progrès symbolisée par les ouvrages de Nicolas de Condorcet, en particulier Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain

- la célèbre Encyclopédie de Diderot et D’Alembert bénéficie de l’apport de tous les écrivains et savants de l’époque. Elle prétend à un bilan universel des connaissances et porte, en 28 tomes, une conception progressiste du monde. Sa publication s’étend sur plus de vingt ans, de 1751 à 1772.

Les cafés et le compagnonnage jouent un peu le même rôle pour des milieux plus populaires.

Les gens cultivés lisent de plus en plus de journaux et libelles, achètent des ouvrages qui donnent accès à de nombreuses connaissances et sujets de réflexion.

Les milieux moins aisés sont tout aussi friands de lecture, par exemple des almanachs vendus par des colporteurs.

C2) Lumières dans l’Europe du 18ème siècle

Le phénomène littéraire, philosophique et scientifique des Lumières touche toute l’Europe et principalement l’Angleterre, l’Allemagne et la France.

L’Angleterre du 18ème siècle vit sous un régime politique plus démocratique et plus rationnel que l’absolutisme avec un "état de droit" en matière de droits civils individuels ( « Habeas corpus »), un certain équilibre des pouvoirs entre exécutif, parlement et Justice. L’enlightenment commence en fait dans la première moitié du 17ème siècle avec l’empirisme de Francis Bacon, se poursuit avec John Locke dans la seconde moitié puis le début du 18ème (George Berkeley) enfin David Hume (7 mai 1711 - 25 août 1776). Le libéralisme politique et économique s’impose de plus en plus.

L’Aufklärung allemand donne la définition suivante des Lumières « L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise de l’Aufklärung.. ». parmi les principaux représentants de ces Lumières allemandes, citons : Moses Mendelssohn, Ephraim Lessing, , Emmanuel Kant, Johann Gottlieb Fichte...

C3) La France, phare culturel de l’Europe et modèle en crise

Le royaume de France apparaît alors comme l’Etat le plus puissant du continent. Surtout, sa culture resplendit bien au-delà de ses frontières.

Parmi les philosophes des Lumières, notons ceux dont les écrits ont joué un rôle important comme :

Testament de Jean Meslier, curé athée révolutionnaire

Montesquieu, précurseur des Lumières, de 1789 et du républicanisme

30 mai 1878 Centenaire de la mort de Voltaire (intervention de Victor Hugo)

Diderot, penseur politique précurseur

Emilie du Châtelet, philosophe des Lumières, femme savante et libérée

Plusieurs philosophes des Lumières ont eu l’intuition de la révolution française à venir.

C’est le cas de Voltaire : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. » (2 avril 1764)

« Aussi fallut-il au genre humain, pour sortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle (...) » D’Alembert dans « Discours préliminaire »

Réservons une mention spéciale à Jean-Jacques Rousseau, qui, au-delà de ses faiblesses, restera probablement le philosophe français des Lumières dont les écrits présentent le plus d’intérêt universel au 21ème siècle.

Jean-Jacques Rousseau, philosophe de la souveraineté populaire

D) Rôle progressiste des Lumières

Michel Rogalski (économiste, chercheur au CNRS, directeur de la revue Recherches internationales) considère à juste titre que les Lumières ont représenté "une grande bifurcation dans l’histoire de l’humanité dont la portée a été perçue d’emblée comme universelle et saluée comme telle. Dès lors ce que les hommes avaient décidé pouvait être revu, corrigé ou supprimé. Si, dans nos régions, cette avancée a été décisive et actée au début du XXe siècle par les lois sur la laïcité, on conviendra aisément que dans de larges régions du monde ce saut décisif n’a pas encore été réalisé. Il est même au cœur d’affrontement sociétaux contemporains dans le monde arabo-musulman".

Il est vrai qu’une oeuvre comme L’Encyclopédie représente sur de nombreux plans une avancée dans l’histoire humaine.

L’Encyclopédie, Jaucourt, Rousseau, Condorcet, Diderot... contre l’esclavage

En créant une brèche dans la domination idéologique des traditionalistes catholiques, les Lumières ont contribué de façon importante à affaiblir les forces fondamentalistes religieuses qui ont donné dans bien d’autres pays le fascisme catholique (Autriche, Espagne, Portugal, Croatie, Slovaquie...) comme les fondamentalistes islamistes (salafistes, wahhabites, dijihadistes d’Al-Qaida et de Daesch) ou actuellement hébraïques en Israël.

En France, la force du courant des Lumières explique en partie l’éclatement de la Révolution dans ce pays. En écrasant idéologiquement les Anti-Lumières, il a préparé une hégémonie culturelle progressiste alors que la résistance des Anti-Lumières dans des pays comme l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne a laissé place à un conservatisme autoritaire propice au développement du fascisme entre 1919 et 1945.

En désacralisant la monarchie de droit divin, les philosophes des Lumières comme leurs réseaux, ont largement mérité notre reconnaissance. Il suffit de suivre l’actualité de pays encore monarchistes comme l’Arabie saoudite ou le Maroc pour pousser un immense soupir de soulagement. Ouf ! Les Lumières ont déjà assuré l’essentiel du travail d’affaiblissement de ce type de domination archaïque.

[Lettres persanes. Montesquieu ironise sur la royauté, l’Eglise, les sociétés par action, l’esclavage...

Il suffit aussi de voir comment toutes les monarchies (pour le Royaume Uni jusqu’en 1937) ont soutenu le fascisme ou au moins agi à ses côtés , pour que des sueurs froides perlent sur notre front : et si la France s’était massivement mobilisé aux côtés de l’Allemagne dans les années 1930 ? Que serions-nous devenus ?

D2) Sur le plan des idées :

- le refus de la tutelle religieuse sur l’enseignement, la culture, la justice, le pouvoir politique a marqué une bifurcation décisive.

- la primauté de l’esprit scientifique sur les dogmes de la Révélation divine, la promotion de la connaissance et de la raison constitue évidemment une condition préalable aux recherches anatomiques, médicales, agronomiques, astronomiques, environnementales...

- l’idée de progrès humain portée par les Lumières a constitué une souche originelle sur laquelle se sont greffé tous les courants de la modernité, y compris le républicanisme, le socialisme et le communisme.

- les idées de tolérance, d’universalisme... représentaient aussi des souches utiles du point de vue démocratique. Aucune communauté humaine n’est démocratique tant qu’elle ne reconnaît pas la réalité d’opinions contradictoires et l’égalité, au moins en droits, de tous les humains.

D3) Nature et rôle des intellectuels

L’expérience des Lumières est considérée par de nombreux historiens comme le première manifestation d’une intelligentsia autonome vis à vis de la classe dominante et du pouvoir politique. Il s’agit également d’un aspect positif des Lumières du 18ème siècle.

La réalité me paraît complexe au niveau européen. Pour ne pas extrapoler faussement, je vais limiter mes remarques ci-dessous aux Lumières françaises. Le courant nommé Lumières radicales présente une autonomie évidente vis à vis de la royauté, vis à vis de l’appareil idéologique dominant (Eglise catholique) et même vis à vis des intérêts de la bourgeoisie. La façon dont ces intellectuels se sont opposé au libéralisme dans la 2ème moitié du 18ème, par exemple lors de la guerre des farines en témoigne.

Pour aller plus loin, est-ce qu’un Montesquieu peut être considéré comme un représentant de la noblesse, de la bourgeoisie, sinon de quoi ? Sur le fond, ce philosophe politique modéré parmi les Lumières, croit au rôle de l’intellectuel pour contribuer à éclairer la marche de l’histoire. C’est déjà beaucoup.

E) Des Lumières datées

Au 19ème siècle comme au 20ème, l’apport des philosophes des Lumières a été explicité et loué par le courant républicain comme par les courants socialistes (y compris marxistes pour lesquels ils représentaient une transition entre l’humanisme de la Renaissance et le socialisme de la Révolution industrielle).

En ce début de 21ème siècle, une mode culturelle régressive d’origine anglo-saxonne pose de plus en plus souvent ces philosophes de Lumières comme les fondateurs de l’idéal démocratique. Le but consiste évidemment à valoriser le "libéralisme" de l’époque pour effacer les Révolutions française et russe, pour effacer tout le mouvement ouvrier, socialiste et communiste.

Ainsi, Tzvetan Todorov met en avant un rôle avant-gardiste des Lumières pour l’avenir « Lumières ! Un héritage pour demain ».

Ainsi, Elisabeth Badinter nous invite à « reprendre le flambeau » des Lumières et son « concept de liberté ». Elle pose ce flambeau comme « le roc de notre culture politique et intellectuelle ».

Nous ne devons pas les suivre sur ce terrain. Comme l’écrivent Philippe Corcuf et Sophie Wahnich Ces Lumières sont des Lumières sans histoire, ou avec une histoire aseptisée, sans joies ni tragédies. Des Lumières adaptées à une "démocratie de marché" qui se pense depuis la chute du mur de Berlin en 1989 comme "fin de l’histoire".

D1) Les Lumières du 18ème siècle marquent un progrès par rapport... au 17ème

Cette évolution s’explique tout d’abord par le contexte politique et idéologique.

Au 17ème, l’Eglise catholique et la royauté maîtrisent toute la production littéraire et philosophique. De nombreux auteurs français sont obligés de s’exiler par crainte pour leur vie même en commençant par le célèbre René Descartes. personne ne peut publier en faisant fi des avis de la Sorbonne. Il a fallu le contexte particulier d’une opposition entre les intérêts de la royauté et ceux du "parti dévôt" pour que Molière puisse porter sur scène Don Juan et Tartuffe. Jean de La Fontaine a fini sa vie en portant une ceinture autour des reins, dans un but religieux de mortification et de pénitence en raison de la nature de ses oeuvres ; il est vrai qu’une fable comme Le Rat qui s’est retiré du monde s’attaquait directement aux moines. Le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle est publié à l’étranger et cache ses réflexions dans des longueurs sur tel ou tel sujet.

Peu à peu, cette censure absolutiste cléricale est obligée de lâcher un peu de lest. Ne sous-estimons pas l’habileté déployée par Montesquieu pour pouvoir publier et diffuser particulièrement ses Lettres persanes puis De l’esprit des lois.

La censure se voit de plus en plus contournée dans le dernier quart du 18ème en raison de la poussée prérévolutionnaire qui secoue le continent.

De 1773 à 1802, longue période de poussée populaire, démocratique et révolutionnaire

D1) Des Lumières du 18ème qui ne portent pas jusqu’au 21ème siècle

Quiconque a lu quelques ouvrages de Montesquieu, Voltaire ou Rousseau voit pertinemment leur ancrage fort dans la société féodale absolutiste, lorgnant clairement vers l’Angleterre économiquement libérale, institutionnellement monarchiste tempérée et militairement impérialiste.

J’apprécie Montesquieu mais pas au point d’en faire une table de granit pour une société citoyenne du 3ème millénaire, réellement démocratique et sociale. Les théoriciens républicains français du 19ème siècle menaient bataille à juste titre contre ses propositions institutionnelles car elles dessinent une monarchie constitutionnelle ou républicaine dans laquelle le peuple est tenu à distance du pouvoir (primauté de l’exécutif, bicamérisme), dans laquelle même la noblesse conserve une part importante de ses prérogatives de naissance.

J’apprécie beaucoup Voltaire mais il reste profondément marqué par son temps ; personne ne peut aujourd’hui présenter de prétendus despotes éclairés comme Frédéric II de Prusse ou Catherine II de Russie en modèles de dirigeants politiques. Par ailleurs, sa glorification de Wall Street n’a strictement rien de progressiste au 21ème siècle « Entrez dans la Bourse de Londres, cette place plus respectable que bien des cours (royales). »

D2) Les porteurs de Lumières du 18ème ont généralement fait pschitt durant la Révolution française puis au 19ème siècle

Les derniers grands philosophes des Lumières, encore vivants au début de la Révolution comme Marmontel et Raynal, s’opposent à elle. Morellet stigmatise l’insurrection populaire du 14 juillet 1789 comme "le vrai Léviathan", "une puissance aveugle et sans frein".

J’ai été confronté jeune à cette question de l’évolution politique et culturelle conservatrice rapide du courant des Lumières pour deux raisons :

- premièrement, ayant pris en charge, jeune, un rôle de guide historique local, j’expliquais que mon bourg de naissance avait été un fief rural des Lumières dans les années 1780 avec une révolution commençant en 1784 et un ouvrage collectif pointant même l’objectif d’une république universelle. Plusieurs fois, des touristes me demandèrent le devenir de ces petites personnalités des Lumières. En fait, dès 1795, ils émettent peu de lumières progressistes, encore moins en 1805, 1815 et 1825.

- deuxièmement, un parent d’une branche familiale, Antoine Serieys, avait assumé les combats des Lumières en Rouergue, avait été obligé de fuir vers Paris où il avait bien connu Bailly, Pétion et autres. Le devenir politique et culturel de ces personnalités nationales n’avait pas apporté plus de clarté politique et culturelle que les locaux.

C3) Des Lumières du 18ème aux Idéologues du 19ème siècle

Dans son ouvrage intitulé L’idée républicaine en France (1789 - 1924), Claude Nicolet remarque à juste titre « Les véritables héritiers des "philosophes" furent, très significativement, les "Idéologues", Volney, Destutt de Tracy, Daunou, Cabanis, Laromiguière, De Gérando, Jean Baptiste Say... qui se retrouvèrent, après la tourmente assez à leur aise dans une république conservatrice et censitaire certes, mais en principe libérale... »

Ces idéologues, sont, en fait, des intellectuels (philosophes, grammairiens, logiciens, géographes, philologues, historiens) qui se positionnent personnellement en "experts" dont les dominants (en particulier Napoléon) ont intérêt à écouter les conseils, un peu comme les Lumières du 18ème "conseillaient" les despotes éclairés. Or, la révolution française a institué un nouveau paradigme politique, celui de la souveraineté populaire, par rapport auquel ils se situent en conservateurs plus qu’en Lumières.

Conclusion

Les philosophes des Lumières ne sont pas plus cohérents, plus éclairants que ceux du 17ème (Spinoza, Gassendi, Leibniz...). Mais ils participent d’un siècle où les sciences vont de découvertes en découvertes, où le questionnement critique et rationaliste vis à vis du discours médiéval devient bien plus général et systématique, où surtout il bénéficie d’une écoute plus importante.

Comme le résume l’excellent philosophe François Châtelet « Le 18ème siècle français... prodigieux inventeur d’idées... développe une force critique surprenante. La raison dont il se réclame, ce n’est plus l’incarnation ici-bas de l’entendement de Dieu ; c’est la puissance critique, qui n’hésite pas à faire feu de tout bois... qui se préoccupe tout autant de contester un mauvais procès, de critiquer une doctrine passée que de décrire la manière de construire un bateau ou une maison. A l’idée de savoir, à laquelle Aristote et Descartes souscrivent ensemble, commence à se substituer celle de système ouvert des connaissances... »


Emilie du Châtelet, philosophe des Lumières, femme savante et libérée


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